Paris, 1er décembre [18]70, jeudi matin, 9 h.
Je ne sais pas comment tu as passé la nuit, mon cher bien-aimé, mais je serai bien heureuse d’apprendre de toi-même tantôt que tu as bien dormi toute la nuit. Mes reporters m’ont appris que tu t’étais croisé hier soir au seuil du pavillon de Rohan [1] avec ton fils Victor [2] qui venait t’apporter de bonnes nouvelles du champ de bataille. J’espère que ce supplément heureux aux dépêches officielles de la journée sera confirmé et augmenté par celles d’aujourd’hui. Hélas, cela n’empêche pas nos pauvres soldats de mourir, témoin les deux ouvrières que je viens de voir passer ayant chacune un cadavre sous une serpillère brune. La triste raison dit que cela ne peut pas être autrement, pour les vainqueurs comme pour les vaincus, mais le spectacle n’en est pas moinsa lugubre et navrant pour le genre humain tout entier. Puisse cette monstrueuse guerre être la dernière à tout jamais et que l’honneur en revienne à notre chère France et à notre glorieuse République. Jusqu’à présent on n’entend rien dire de désolant autour de moi. Les munitions et les provisions défilent, sans solution de continuité, depuis six heures du matin. J’espère que c’est un bon signe. J’espère aussi, mon Dieu, que tu n’auras pas l’occasion que tu cherches de tenter la malchance du champ de bataille. C’est ma prière ardente depuis que je connais ton projet plus téméraire que sage.
MLVH Bièvres, 130-8-LAS-VH 1 a, b et c
Transcription de Gérard Pouchain