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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 juin 1847

22 juin [1847], mardi [illis.]

Voilà deux bien tristes journées [illis.], mon adoré, pendant lesquelles il me semblait que mon enfant mouraita une seconde fois pour moi [1]. Mais quelle qu’aitb été l’atroce violence de ces lugubres souvenirs, je n’ai pas perdu un seul instant le sentiment de ton ineffable bonté et de ta noble générosité. Tout ce qu’un cœur peut éprouver de respect, d’admiration, de reconnaissance et d’amour, je l’éprouve pour toi. Tu es pour moi l’homme grand, saint et parfait que je vénère et que j’adore. Merci, mon bien-aimé, merci pour cette pauvre enfant que ta protection suit au-delà de cette vie [2]. Tu es deux fois l’homme saint et sacré pour moi et mon bonheur serait de te servir à genoux.
Il m’aurait été impossible de t’écrire quoi que ce soit hier. La douleur m’avait brisée. Je me suis couchée en rentrant, tâchant de retrouver de la résignation, du courage et des forces dans le sommeil. Cela m’a assez bien réussi et ce matin je me trouve calme et presque sereine devant mon éternel malheur : tant que tu m’aimeras, je te sourirai et je croirai en Dieu. J’espère que ce soir je ne serai pas abattue par la fatigue comme la nuit dernière et que je pourrai te voir [brouter ?] tes cerises et tes fraises et perdre mon sucre, vilain prodige ? En attendant, tu viendras baigner tes yeux tout à l’heure [3] et me dire quand il faudra que j’aille te chercher à la Chambre tantôt. Le temps est bien noir et bien menaçant mais cela ne m’arrêtera pas, je suis décidée à tout braver pour te voir quelques minutes plus tôt. Que je vous aime, mon Victor ! Autant que vous êtes grand, noble et sublime. Si on pouvait faire de son amour de la beauté, de la jeunesse et de l’esprit, aucune femme ne me serait comparable. Mais, hélas ! malheureusement l’amour ne se prête à aucune division ou à aucune substitution de ce genre, dût-il en crever de dépit et de jalousie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 134-135
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « mourrait.
b) « quelqu’ait ».


22 juin [1847], mardi soir, 6 h. ¼

Le temps s’est maintenu grimaud mais sans pluie. Je regrette maintenant de n’avoir pas prévu ce cas-là. Mais d’ailleurs, c’est moins le temps et les horribles souffrances de mon horrible pied qui m’ont empêchée d’insister pour aller te chercher que le vague de l’heure à laquelle pourrait finir la séance. Je t’avoue qu’un trop long séjour dans une église sans livre, toute seule, m’est plutôt pernicieux que consolant. La demi-nuit qui y règne finit par envahir mes pensées et jusqu’à mon cœur, et mon âme a presque peur de la vie. Quand je n’y reste qu’un moment, le temps seulement de faire ma prière, cela me fait du bien. Mais il ne faut pas que ce soit beaucoup plus long. Je te dis toutes mes infirmités comme je les laisse voir au bon Dieu. Je ne veux rien avoir de caché pour toi, pas plus que je ne pourrais en avoir pour lui.
Avec tout cela je m’en veux de n’être pas alléea te chercher. Je me l’étais pourtant bien promis tantôt, je ne sais pas comment j’ai fait pour y renoncer. Je suis décidément une stupide et bien trop vieille Juju. Malheureusement cette compensation ne me satisfait que médiocrement. Mme Guérard est venue tout à l’heure me voir, je lui ai commandé un parapluie de 15 F. Cela devient de plus en plus nécessaire avec les Saint-Médard [4] qu’il y a et le tien n’est bon que pour poser en Hercule dans quelque coin du Luxembourg ou ailleursb. Seulement je ne sais pas comment je ferai pour te le prêter parce que tu le rendras hideux dès la première fois. Enfin quand j’en serai là je verrai à prendre mon dévouement à deux mains trois cœurs.
Mon Dieu, est-ce que je ne te verrai pas avant cette nuit ? L’heure est déjà bien avancée et il n’est que trop probable que tu iras chez toi directement, mais aussi c’est ma faute et je n’ai que le chagrin que je mérite. Je devais ne pas manquer l’occasion d’aller te chercher, dussé-jec souffrir physiquementd et moralement mille maux. J’aurais été assez récompenséee de mon courage par l’heure fortunée que j’aurais passée accrochée à ton bras. Je suis punie par où j’ai péché, c’est bien fait, mais que ta générosité vienne en aide à ma mauvaise inspiration et je te bénirai et je te baiserai et je te t’adorerai.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 136-137
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « allé ».
b) « ailleur ».
c) « dussai-je ».
d) « phisiquement ».
e) « récompensé ».

Notes

[1Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet est morte de phtisie un an auparavant, le 21 juin 1846.

[2Le 21 juin 1847, la veille, Victor Hugo a assisté avec Juliette Drouet à la messe à Saint-Mandé, pour le premier anniversaire de la mort de Claire.

[3Juliette Drouet parle dans de nombreuses lettres des problèmes ophtalmiques de Victor Hugo.

[4On fête Médard de Noyon ou saint Médard, évêque picard du VIe siècle, le 8 juin, mais, selon la légende, son nom est associé à de nombreuses expressions faisant référence à la pluie comme : « Quand il pleut pour la Saint Médard, il pleut quarante jours plus tard ».

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