Guernesey, 8 janvier [18]73, mercredi matin, 8 h.
Avant de signaler ma bisque, mon cher Patron-Minette, je commence par me réjouir en pensant que tu as dû avoir une bonne nuit puisque tu es déjà levé. Clopin-cloplant je suis arrivée derrière le canon mais tu étais déjà déniché ! Depuis quand ? That is the question que ma mauvaise chance ne m’a pas permis de constater ce matin. Enfin, puisque tu as bien dormi je n’ai pas le droit de jetera les hauts cris. De mon côté, mon cher petit homme, j’ai eu une très bonne nuit à laquelle même j’étais loin de m’attendre en me couchant hier soir. La chaleur du lit est en général un grand calmant pour ce genre de douleur, voilà pourquoi je suis revenue m’y blottir tout de suite après avoir constaté que je n’avais rien à gagner à t’attendre. Demain il fera jour et nous verrons lequel des deux dépassera l’autre. Jusque là je me venge en me dorlotant « dans ma couchette » comme la Mère-Grand ! Ce mot me rappelle la situation de Père-Grand dans laquelle tu te trouves en ce moment-ci vis-à-vis tes enfants, y compris la pauvre Marion de Lorme [1] qui a bien elle, aussi, des droits sur tes entrailles paternelles. Je ne veux pas faire de comparaison malséante entre tes deux devoirs et les deux mesures d’avoine de l’âne de Buridan qui ne sait à laquelle donner la préférence [2] ; d’abord, parce que comparaison n’est pas raison, surtout quand il s’agit d’un âne, fut-il même académicien, et toi, mon pauvre génie de somme, que j’admire, que je vénère et que j’adore et auquel je voudrais si cela dépendait de moi, de donner son picotin de bonheur en ce monde. À défaut de cette provende, mon doux adoré, je te donne mon cœur et mon âme à brouter.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 7
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
a) « jetter ».