Guernesey, 4 octobre 1861, vendredi matin, 7 h.
Bonjour, mon bien aimé, bonjour, que le bonheur et la santé soient avec toi.
J’espère que tu as dû être content de ma réception de cette madame hier au soir [1] ? J’avoue que j’y ai quelque mérite car mon instinct secret est de la fuir. Enfin j’obéis à ton désir en la recevant dans mon intimité tout en reconnaissant que c’est une imprudence dont les suites me seront probablement très funestes. Mais que faire devant ton désir et tes protestations les plus sacrées de ne pas me tromper et de m’avertir, hélas ! Quand il ne sera plus temps, le jour où cette dame t’entrera plus avant dans le cœur ? Jusque là il faut que je me contraigne et que je garde ma méfiance et mes souffrances pour moi. J’ai déjà bien commencé hier. J’espère que je continuerai avec le même courage et la même résignation. Mais c’est assez parlé de cela, c’est trop même, beaucoup trop même car si cette dame t’est indifférente cela n’a pas de raison et si elle ne l’est pas cela t’oblige à une indigne trompe[rie]. De toute façon tout ce que je te dis là est inutile. Je me confie donc puisqu’il le faut et que tu le veux absolument.
Voilà donc ton aspirant éditeur venu [2], mon cher bien aimé. Il ne paie pas de mine, peut être n’en a-t-il que plus de fond. Espérons-le surtout si tu dois traiter avec lui. Quant à moi, j’espère avec l’ardeur d’une femme qui a l’impatience de connaître avant tout le monde cet admirable livre dont chaque lettre semble faite d’une étoile et je t’adore dans ton œuvre et dans mon amour.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16382, f. 115
Transcription de Florence Naugrette