Guernesey, 27 février 1860, lundi matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour et tout ce qui peut te rendre heureux pourvu que ta santé et ton cœur conservent leur équilibre dans ce grand exercice de la joie et du plaisir. Je n’ai rien à demander de plus : que tu te portes bien et que tu m’aimes, c’est tout ce qu’il me faut pour achever paisiblement mon inutile vie en ce monde. Ah ! Voilà Suzanne qui me signale ton apparition à ta fenêtre : elle prétend te voir lisant des papiers. C’est affaire à toi, mon cher bien-aimé, après une nuit passée entière, préavie et suivie de veilles prolongées de te mettre au travail dès le grand matin. Il n’est donné qu’à toi d’être Lefort [1] entre tous mais il ne faudrait pas pourtant trop en abuser : tant va la cruche… Tu sais le reste et je n’ai rien à t’apprendre même quand il s’agit de ta santé que tu dépensesa sans compter. Je sens que tous ces conseils sages, mais moroses, qui reviennent presque invariablement tous les jours doivent t’ennuyerb au suprême degré et je voudrais les retenir. Mais comme c’est ma préoccupationc unique ma sollicitude les rabâche sans cesse malgré moi. Je m’en veux de ne savoir pas mieux discipliner mon cœur et ma pensée mon pauvre trop aimé et je t’en demande pardon. En somme l’important n’est pas tant de vivre longtemps que de vivre heureux. Sois heureux mon bien-aimé et tâche de vivre.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16381, f. 36
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette
a) « dépense ».
b) « t’ennuier ».
c) « préocupation ».