Jeudi matin, 10 h. ¾a
Bonjour, mon cher petit Toto, comment que tu vas ce matin ? As-tu passé une bonne nuit ? Le bon Gui t’a-t-il envoyé de bons rêves comme à moi ? Sais-tu que j’ai été toute la nuit dans tes bras ? Ce n’était qu’en rêve, il est vrai, mais cela fait prendre patience pour attendre la réalité.
J’ai lub hier et ce matin ton Bug-Jargal. Comme c’est beau tout ce que tu dis ! Ta poésie y est plus touffue, plus haute et plus variée que la végétation dans les forêts vierges : comme toutes les bonnes causes y sont admirablement plaidées par toi, sans distinction de couleur ! C’est le cas de dire avec l’affreux Habibrah [1] : nègre cé blan, blanc cé nègre ! [2] Et penser que tu as fait cette merveille à seize ans ! C’est à ne pas croire, à moins de te supposer d’une nature toute divine, auquel cas je suis forcée de t’aimer plus qu’on aime ordinairement dans cette vie. Aussi, c’est ce que je fais depuis longtemps car je t’aime plus que Dieu, plus que tout au monde.
Je voudrais te voir à présent, seulement le temps de te dire : je t’aime, cela me donnerait de la respiration pour atteindre le moment où je te verrai tout à fait.
Je te garde de bons baisers, de douces caresses, et toutes mes pensées.
Juliette
Je viens d’en finir avec la blanchisseuse.
Je vais écrire à Mlle W… [3] Je voudrais que tu vinssesc pour voir la lettre et l’envoyerd de suite à la poste.
[Adresse :]
À toi mon Victor
BnF, Mss, NAF 16324, f. 168-169
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) Juliette a noté « 2 » en haut de la deuxième page.
b) « lue ».
c) « viensse ».
d) « envoyée ».