Guernesey, 25 décembre [18]64, dimanche matin, 8 h. ½
J’en ai honte, mais c’est comme cela, je ne me lève plus qu’à des heures indues, telle est ma paresse. Quant à vous, mon courageux petit piocheur, je ne vous demande pas depuis quand vous êtes à la besogne parce que je le devine à l’air frétillant de votre signal qui affecte des poses d’Auriol [1] et de télégraphe (pas électrique) enragé. Tout cela prouve que vous êtes archi réveillé mais ne me dit pas, ce qui m’agace, comment vous vous portez ni comment vous m’aimez ce matin. Je suis forcée de me faire à moi-même la demande et la réponse, ce qui manque de sérieux et de certitude. Enfin, pour ma satisfaction, je suppose que tu as bien dormi et que tu m’aimes comme un turc. Si je me trompe, tant pis pour vous et pour moi mais ce n’est pas de ma faute. C’était hier soir le tour des verres cassés. Après celui de ton petit médaillon d’Henry quatre, ça été celui de ma montre que j’ai trouvée brisée au moment où je la sortais de mon gousset pour me déshabiller. Cette sympathie d’accident de Bibelot à Bibelot doit signifier quelque chose dans les traditions superstitieuses. Quant à moi je n’y vois que la perte de quelques shillings pour la répartition de ces deux sinistres inattendusa mais, ô bonheur ! je crois me souvenir que le verre BLANC cassé porte Bonheur dans la maison où on le casse. J’en accepte l’augure et vous voilà forcé de m’aimer d’arrache-cœur depuis le matin jusqu’au soir et sans vous arrêter jamais. Quel bonheur ! Quel bonheur ! Quel bonheur ! mais si ce n’était que : le Bon billet qu’a la Chastre [2] que ma superstition et si Georges Road [3] en biffe le contenu demain d’un seul trait d’œil, que devient mon bonheur ? Rien, rien, rien, alors je vous tue, voilà la conclusion de toutes ces fêlures.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 275
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) « deux sinistres inatendus ».