Jersey, 18 mars 1853, vendredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon ineffable petit Toto, bonjour, mon doux adoré, bonjour. Je te souris, je suis guérie, je suis heureuse, je t’aime. En voilà plus qu’il n’en faut pour se FICHER de la neige, du froid, de la grêle et des quatre temps. Aussi, mon cher petit homme, je ne me soucierais guère de ce qui se passe dans le ciel si je ne savais pas que tu y es très sensible et que tes douleurs de cœur peuvent augmenter avec le froid et le mauvais temps de ce matin. Voilà pourquoia je guette avec tant d’attention les moindres symptômes atmosphériques pour mettre ma sécurité ou mon inquiétude sur ta santé à l’unisson du baromètre. Quant à mon cœur, quel queb soit l’état de la girouette du bon Dieu ou de la mienne particulière, il est toujours à l’amour fixe. Dites donc, vous, que je vous VOUEILLE venir me surprendre dans mon costume de pierrotte, surtout après m’avoir tant recommandé de me coucher de bonne heure. Une autre foisc je vous intriguerai et je vous forceraid à me mener souper à la maison dorée de Jersey, il doit y en avoir une, ne fût-ce qu’en fer blanc pour les luncheonneurs et les luncheonneuses, locals ou locaux et loquaces. À cette condition je vous permets de vous attaquer à ma mascarade et de soulever le coin de mon masque et JUDEM FARINAE [1]. Merci tout de même de votre INDISCRÈTE visite, hier au soir, qui m’a fait encore plus de bonheur qu’elle n’a fait bisquer ma coquetterie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 273-274
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « pour quoi ».
b) « quelque ».
c) « autrefois ».
d) « forcererai ».
Jersey, 18 mars 1853, vendredi soir 9 h. ½
C’est bien bon du bon vin ! Mais ce qui est meilleur encore c’est ton adorable bonté que je goûte bien plus que tous les jus divins, que tous les nectars et que toutes les ambroisies. Aussi, mon cher adoré, est-ce avec un sentiment religieux plein d’adoration que j’ai porté ta santé avec ton précieux vin comme dans une sorte de communion d’amour. J’aurais voulu associer à ce toast de l’âme le bonheur de la petite Marie [2], mais j’avais trop compté sur ma vieille hôtesse, laquelle m’a fait dire par Suzanne qu’elle ne rendrait pas la poupette de la petite fille, qu’elle ne l’avait pas prise pour jouer à la poupée, qu’à l’hôpital elle n’aurait pas de poupée et qu’elle était trop grande (onze ans !) pour jouer à la poupée. Il est vrai que la pauvre enfant n’en aurait guère le temps, en supposant que le travail prolongé qu’on lui fait faire lui en laissât la force, car à l’heure qu’il est, et cela dure depuis huit jours, elle est occupée le soir jusqu’à 11h et minuit à porter des pommes de terre, 400 MESURES ou boisseaux, de la cave au grenier ! Et le bon Dieu voit ces choses et cette vieille femme est calme et ses enfants s’enrichissent [3] et moi... Ô mon Dieu pardonnez-moi, j’allais blasphémer. Je n’ai que le droit de vous bénir puisque vous m’avez laissé l’amour de mon Victor tout entier. Merci, mon Dieu, merci je n’ai plus le droit de me plaindre de mon enfance sans mère [4] et de ma vieillesse sans enfant [5].
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 275-276
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain