Guernesey, 23 juillet, [18]70, samedi soir, 3 h.
De quoi diable s’avisenta mes vieilles dents de me faire souffrir comme une damnée, comme si je n’avais pas déjà un dividende suffisant de toutes sortes de maux assortis [1] ? Je suis tellement abrutie par ce bobo de surcroît que je me sens des envies de pleurer comme un bébé qu’on brûle. Ce que je te gribouille en ce moment, je ne pourrais pas le prononcer car j’ai tout le côté droit intérieur de la joue gonflé et douloureux comme si j’y avais un abcès. Si je ne craignais pas de te déplaire, je resterais chez moi ce soir et je me coucherais, ce qui est encore la meilleure manière de soigner ce genre de mal. Sans compter que j’épargnerais à tes enfants et à tes hôtes l’ennui de voir une vieille femme faire la grimace et de se plaindre plus que de raison [2]. Tu serais bien gentil d’y consentir pour me forcer à me guérir bien vite afin de reprendre le plus tôt possible ma place d’honneur, je veux dire d’amour, à table auprès de toi. Ne t’inquiète pas de mon dîner, un peu de soupe me suffira et même rien du tout. En attendant que tu en décidesb, je fais tout ce que je peux pour me moquer de ce bête de mal. J’y réussis assez médiocrement jusqu’ici ; espérons que d’ici à ce soir, mon cœur aidant, j’en serai venue à bout. Pour cela je mâche comme spécifique [3] le mot : JE T’AIME.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 200
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « s’avise ».
b) « décide ».