Guernesey, 28 mai [18]68, jeudi matin, 6 h. ¾
Cher bien-aimé, je t’envoie mon bonjour le plus tendre et le plus enrhumé aussi. J’espère que tu t’en contenteras car je n’ai rien de mieux à t’offrir ce matin. Quant à ma nuit, je n’ai rien de bon à en dire, c’est pourquoi je n’en parle pas. Je compte sur la tienne pour en faire ma joie de la journée. Et à ce propos, je pense avec regret que nous aurons probablement fini de collationner tantôt et que je vais être bien longtemps peut-être avant de recommencer et de savoir ce que devient la pauvre Dea et l’infortuné Gwynplaine et ses deux compagnons philosophes Homo et Ursus [1]. Tout cela n’est pas gai ni pour eux ni pour moi qui les aime et qui partage toutes leurs angoisses. Encore, si je pouvais espérer qu’ils seront heureux un jour et qu’ils finiront par avoir beaucoup d’enfants, cela me ferait prendre courage et patience. Mais je suis presque sûre du contraire. Voilà ce qui me serre le cœur tout en t’admirant et en t’adorant.
BnF, Mss, NAF 16389, f. 148
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette