Guernesey, 2 novembre, [18]65, jeudi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon grand petit homme, bonjour et comment la nuit, pour parler comme vous ? Moi j’ai dormi pour cette nuit et pour l’autre et je vais comme le Pont-Neuf. Que dites-vous de ce temps, de ce soleil, de ce pays, de cet amour, de ce succès, des Chansons des rues et des bois [1] ? Si vous n’en n’êtes pas content, ébloui, charmé, radieux, émerveillé et constellé, c’est que vous êtes bien difficile, telle est mon humble opinion. Fichez-la dans votre poche et votre mouchoir par-dessus et tâchez d’être un peu heureux, si vous pouvez, loin de tous vos chers êtres absents [2], c’est le vœu de tout mon cœur et de toute mon âme.
Je suis encore seule ce matin car c’est aujourd’hui le triste jour des morts : « les morts pour qui l’on prie ont, sur leur lit de terre, une herbe plus fleurie » [3]. C’est une rosée que les larmes et les regrets des vivants qui doit faire pousser des fleurs dans le jardin des âmes qu’on appelle paradis. Aussi je prie avec confiance en attendant que je puisse récolter à mon tour ma part de bouquets dans l’éternité avec toi. Je vais essayer de faire encore raccommoder le lit d’Elisabeth avant d’en racheter un autre. En attendant, elle couchera à terre comme elle a fait hier. Pendant que j’y pense, mon bien aimé, je te prie de m’apporter du papier car il n’y en a plus ni pour toi ni pour moi. Je vais aujourd’hui régler tes comptes avec Marie et les miens avec Suzanne et puis tout reprendra son petit train-train ordinaire dans ta maison et dans la mienne [4]. Moi je t’aime sans compter en tout temps et en tout lieu.
BnF, Mss, NAF 16386, f. 163
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette