Jersey, 1er octobre 1852, vendredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour. Le projet de Plémont [1] tient-il toujours ? Je crois que la journée sera suffisamment belle, il ne faut guère en espérer de meilleure maintenant. Ce n’est pas que je t’y pousse autrement, à cette excursion de Plémont, mais puisqu’il faut qu’elle ait lieu, je me résigne à ce que ce soit le plus tôt possible. Tâche de ne pas partir sans m’avoir embrassée car mon courage se ressentira, soit en bien soit en mal, de cette circonstance de t’avoir vu ou de ne t’avoir pas vu avant ton départ. Déjà je suis un peu souffrante. Voilà trois nuits que je ne dors pas. Cette nuit j’ai été obligée de me lever à 2 h. du matin pour éponger l’eau qui ruisselait dans ma chambre. La pluie poussée par le vent entrait par le haut de la croisée et avait fait une véritable mare dans ma chambre. Il est incroyable qu’on prenne aussi peu de précautions pour se garantir de ces sortes d’accidents dans un pays où il y a dix mois de vent et de pluie sur 12. Il faudra bien s’y habituer mais les premiers temps sont rudes, surtout pour moi qui craint tant l’humidité et dont le sommeil est si rebelle. Tout cela, mon cher adoré, ne vaut guère la peine d’être chanté, encore moins d’être écrit. Je me reproche de céder à ce besoin de grognonnerie [2] matinale tandis que j’ai beaucoup mieux à faire quand je te parle. Mon Victor, je t’aime, je veux que tu t’amuses et que tu sois bien heureux. Mais je veux aussi que tu penses à moi et que tu m’aimes et que tu viennes me voir ce matin et encore un peu ce soir.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 1-2
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Jersey, 1er octobre 1852, vendredi midi
Tu as bien fait, mon cher petit homme, de ne pas aller à Plémont [3] aujourd’hui. Tu feras bien d’attendre maintenant pour te promener d’avoir une bonne enveloppe qui te préserve de toute humidité de la tête aux pieds. Demain, sans plus tarder, j’irai prendre des informations à ce sujet [4]. Demain aussi je commencerai à faire du feu et à allumer ma lampe. Je ne veux pas inaugurer l’hiver un VENDREDI. Sans cela je l’aurais fait aujourd’hui. Le rhume de cerveau n’a pas eu ce même scrupule car il m’a envahie depuis ce matin avec une férocité digne d’un plus grand nez. Du reste les renseignements que t’envoie Abel [5] et ceux que j’ai recueillisa moi-même ne nous promettent pas poires molles [6] pour cet hiver. Il est vrai que cet inconvénient n’existe pas moins en Belgique, voirec même à Paris. Seulement on est peut-être mieux aménagéc intérieurement pour se défendre contre la pluie et le vent que nous ne le sommes à Jersey. Et puis tout cela sera bien vite passé surtout si tu viens travailler auprès de moi et si tu me donnes beaucoup à COPIRE. En attendant je vais me dépêcher d’arranger quelques nippes d’hiver pour n’avoir plus qu’à TRAVAILLER pour toi. Cher petit homme, cette pensée me rend déjà tout heureuse. Je voudrais y être tout de suite. Tu ne peux pas te figurer le bonheur que j’ai à te lire dans tes chers petits manuscrits. Il me semble que je vois de plus près encore ton sublime génie et que je pénètre plus avant dans ta grande âme. Aussi je suis impatiente de me mettre à l’œuvre pour me sentir plus près de toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 3-4
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « receuillis ».
b) « voir ».
c) « aménagés ».