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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 15 août 1852, dimanche matin, 9 h. ½

Bonjour, cher adoré bien-aimé, bonjour malgré vent et maréea qui s’opposent le plus qu’ils peuvent à notre bonheur aujourd’hui car je ne prévois que trop que tu ne pourras pas venir me voir et je ne t’y engage même pas parce qu’avant tout, et avant mon bonheur, je préfère ta chère santé qui est ma vie.
Comment as-tu passé la soirée hier ? As-tu vu beaucoup de monde ? T’es tu couché tard ? As-tu bien dormi ? Moi, j’ai employé mon temps à toutes sortes de choses : les unes fastidieuses, les autres agréables, parmi lesquelles faire mes comptes et t’écrire. Je me suis couchée à 11 h., espérant voir venir le sommeil à force de l’attendre mais sans beaucoup de succès car le peu de temps que j’ai dormi j’ai fait de vilains rêves qui m’attristent encore à l’heure qu’il est. Mais il serait absurde et injuste de t’en rendre responsable, voireb même de t’en faire confidence. J’aime mieux te parler des nouveaux faits d’armes du héros Fouyou [1]. À peine étais-tu parti hier qu’il s’est empressé de faire une nouvelle cacade beaucoup plus immense que la première ce qui lui a valu une pile non moins monstrueuse et une expulsion du territoire au grand chagrin de sa bien-aimée Suzanne qui se mire dans tout ce qu’il fait. Cet incident en manière de hors d’œuvre au moment du dîner m’avait peu disposé à l’indulgence. Aussi ai-je été inexorable, ne pouvant pas être sans nez. Voici jusqu’à présent les divertissements qu’offrent pour moi le séjour maritime et bucolique du Havre-des-Pas [2]. Nous verrons ce que vous y ajouterez de votre côté quand vous serez mon voisin. D’ici là je sens trop le charme de ma position.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 215-216
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « marais ».
b) « voir ».


Jersey, 15 août 1852, dimanche

Je ne sais pas où nous serons à pareil jour et à pareille époque l’an prochain, mon adoré bien aimé, mais je n’ai pas oublié où nous étions l’année dernière presque à la même heure et toutes les ravissantes sensations qui m’inondaient le cœur et l’âme [3]. Aujourd’hui nous sommes loin de notre pays et moins libres encore qu’à Paris mais mon cœur n’a jamais plus près du tien et mon âme plus incarnée en la tienne que depuis toutes ces douloureuses épreuves de la persécution et de l’exil. Le bonheur peut être absent et le soleil voilé, mon amour ne peut s’amoindrir ou s’éclipser quels que soient le lieu et le temps. Je n’ose pas espérer que tu viendras me voir aujourd’hui à cause de l’incertitude de plus en plus menaçante du ciel, mais je serais bien heureuse si quelque bon vent te poussait vers moi afin de pouvoir consacrer par un baiser sur ta belle bouche le souvenir si frais et si splendide du 15 août 1851a. Cependant mon bien-aimé, si tu ne le pouvais pas absolument, je n’en ferais pas moins le plus tendre et le plus doux accueil à ce radieux anniversaire et je tâcherais de me résigner de mon mieux à ma solitude et à mon isolement. En attendant je regarde les nuages passer dans le ciel et je t’écoute vivre dans mon cœur. Je te souris et je te bénis. Je ne veux pas attrister ce jour deux fois saint par des impatiences et des découragements impies. Je veux au contraire que tous les regrets et toutes les amertumes de ma vie disparaissent devant cette date rayonnante 15 août 1851. Ainsi, mon adoré bien-aimé, ne fais aucune imprudence pour me donner la joie de te voir et ne te tourmente pas des obstacles quels qu’ils soient qui t’empêcheront de venir. Quoiqu’il arrive je te promets d’être heureuse.

Juju

BnF, Mss, NAF 16371, f. 217-218
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « 15 août1851 » est souligné deux fois.

Notes

[1Juliette a emporté son chat de Paris à Bruxelles et de Bruxelles à Jersey.

[2« En longeant les bassins du port de Saint-Hélier vers le sud-est […] le voyageur débouche sur une baie d’à peu près trois kilomètres de long qui se termine à la pointe de Croc, hameau de Samarès (ou Samarez), extrémité méridionale des îles anglo-normandes. La route en terrasse eu bord de la mer s’appelle, sur les six-cents premiers mètres qui sont aussi les plus riants, le Havre-des-Pas, en souvenir de la chapelle catholique Notre-Dame-des-Pas autrefois érigée sur un petit rocher où la Vierge était apparue, puis détruite au début du XVIIIe siècle […] », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 96.

[3Il s’agit d’une « ravissante petite promenade à Pontoise dont Juliette célébra longtemps le souvenir » (Jean-Marc Hovasse, « Le plaisir d’être en voyage ou les voyages vus par Juliette », Mon âme à ton cœur s’est donnée, Juliette Drouet-Victor Hugo, Maison de Victor Hugo – Paris Musées, 2012, p. 142). Ils y ont prié la Vierge (c’était l’Assomption) pour le bonheur de leur couple.

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