Bruxelles, 15 juillet 1852, jeudi matin, 7 h.
Bonjour, mon bon petit bien aimé, bonjour mon cher petit homme, bonjour et plutôt bon sommeil si tu peux dormir. Pour moi il m’est impossible de dormir dans cette espèce d’étuve qu’on appelle chambre et qui se trouve chauffée à blanc par la réverbération du vitrage chauffé de la galerie et par le toit de la mansarde immédiatement au-dessus de ma chambre. Il est tout à fait impossible de faire autre chose que de suer, ce dont je m’acquitte avec une abondance de borne-fontaine. Malheureusement je ne m’aperçois pas que cela diminue en rien mes douleurs, lesquelles depuis mes grandes crises sont restées stationnaires. Nous verrons si le carbonate de soude fera meilleur effet. Mais toi, mon petit bien-aimé comment va ta pauvre tête ? Tu paraissais hier au soir n’en pas souffrir. J’espère que le dîner et le repos l’auront fait disparaître tout à fait. Je n’ose pas te féliciter d’avoir terminé ton livre au point de vue du loisir et du repos puisqu’il me paraît trop certain que tu n’useras ni de l’un ni de l’autre, mon pauvre condamné aux travaux forcés de la politique. Mais j’attends avec la plus vive impatience l’apparition de ce livre foudre [1]. Quel effet dans le public ! Quelle fureur et quelle rage parmi toute cette bande de coquins ! C’est grand dommage que nous soyons forcés de nous en aller à Jersey avant d’avoir joui de l’effet prodigué de ce livre si attendu, si désiré et si redouté par le public tout entier. Quand je dis public je veux dire tout le monde de toutes les nations. J’avoue que c’eût été un grand jour pour moi d’entendre de près les cris d’admiration, d’enthousiasme et de reconnaissance des uns et les rugissements féroces, les hurlements désespérés des autres. L’écho nous en arrivera à Jersey mais affaibli, sinon par la distance, par l’isolement. Jersey comme distance politique est aussi loin que la Chine surtout comme publicité. Du moins voilà l’effet que cela me fait. Il est vrai que je suis une médiocre jugeuse de toutes ces choses. J’en parle d’instinct sans me préoccuper de mon ignorance.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 165-166
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 15 juillet 1852, jeudi matin, 10 h.
Je n’aurai pas deux fois de suite le même bonheur qu’hier, mon doux adoré, aussi je n’y compte pas, mais je tâche de me faire illusion en causant avec mon papier en attendant que tu puisses venir me voir. Cher bien-aimé, quel bonheur pour moi de t’entendre parler. Hier je t’écoutais avec toute mon âme. Je suivais des yeux ton regard doux et si puissant. J’écoutais ta voix harmonieuse comme la musique et je recueillais dans ma pensée et dans mon cœur toutes les admirables choses que tu disais. J’étais heureuse, mon bien-aimé, et j’aurais voulu que cette conversation si grave et si charmante à la fois ne finisse jamais. C’est aussi l’effet qu’elle a produit sur la bonne Mme Wilmen, laquelle est plus près de nous par le cœur et l’intelligence que beaucoup de femmes qui font état de bel esprit et de grands sentiments. La justice que je rends à cette bonne et si cordiale femme peut n’être pas tout à fait désintéressée au point de vue des bonnes grâces personnelles qu’elle a pour moi en toute chose et de la belle boîte Louis XIV qu’elle vient de me donner. Mais je t’assure, toutes ces séductions mises de côté, qu’elle n’en n’est pas moins la meilleure et la plus loyale des femmes. Mon Victor je sympathise avec tous ceux qui t’admirent et j’aime tous ceux qui t’aiment. Il me semble que toutes ces intelligences et tous ces cœurs sont autant de conduits par lesquels je t’admire et je t’aime, tout mon être ne suffisant pas à mon amour. Mon Dieu, comme je te dis mal tout cela et pourtant je le sens si bien. Mais il me faudrait ton génie pour raconter mon cœur et mes moyens ne me le permettent pas. Heureusement que pauvreté d’esprit n’est pas vice, c’est bien pire, c’est bête.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 167-168
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette