Bruxelles, 31 mars 1852, mercredi matin, 8 h.
Bonjour, mon petit homme, bonjour je t’aime voilà mon bulletin sanitaire, je t’adore voilà mon ave, je te souris avec confiance voilà mon credo. Quant au confiteor, ce ne sera pas de ma très grande faute si jamais je suis forcée de m’en souvenir en vous regardant.
Mais que tu as été bon hier, mon petit bien-aimé, en contribuant pour ta part à me donner ce ravissant petit souvenir de notre visite aux petites magottes [1] ! Il prend place dès à présent parmi mes plus charmantes et mes plus chères petites reliques. Merci, mon bon petit bien-aimé, merci tu me combles, mais je t’adore.
J’aurais voulu avoir quelque chose digne d’être envoyée à ta belle petite Dédé. Si tu penses que la petite bourse chinoise rouge [2] qui sert d’écrin à ton cher petit portrait lui soit agréable je serai trop heureuse de la lui donner. Je n’éprouve pas un plaisir, pas un bonheur que je ne sente en même temps le besoin de le faire partager à toute ton adorable famille. C’est bien vrai, mon Victor, si tu savais combien c’est vrai. Je ne sais pas bien te le dire, mais je le sens bien, va, la richesse et la splendeur de mon amour fonta l’indigence et la stérilité de mon esprit. Plus je t’aime et moins les mots me viennent pour l’exprimer. Cependant, mon adoré bien-aimé, personne au monde ne pourrait t’admirer mieux que je ne le fais. Personne ne te vénère avec cette foi humble et profonde [illis.] la mienne, personne ne comprend mieux l’immensité et la sublimité de ton génie. Personne, mon Victor, ne réunira jamais comme moi tous les amours dans un seul : depuis l’amour de la mère pour son enfant, de la fille pour son père, de la sœur pour son frère, de la servante pour son maître, de la reine pour son roi, de la sainte pour son Dieu. Je t’aime, de tous les côtés de mon cœur, il n’y a pas un doux sentiment que je ne sente à travers celui qui les résume tous, L’AMOUR.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 265-266
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « fait ».
Bruxelles, 31 mars 1852, mercredi matin, 8 h. ½
Chaque fois que je vois Suzanne se disposer à aller chez toi je suis tentée de prendre sa place. Je ne peux pas m’habituer à cette espèce d’usurpation d’emploi. Car, mon bien-aimé, en même temps que je suis née pour t’adorer je suis faite pour te servir, ce dont je suis plus fière que je ne le serais de la plus aristocratique généalogie du monde. Aussi je trouve bien dur et bien injuste d’être forcée de céder mes attributions à la première maritorne [3] venue. C’est un grand crève-cœur pour moi et il faut un grand respect de ta volonté pour que je ne te désobéisse pas depuis le matin jusqu’au soir. Mon Victor adoré, mon bon petit homme, je t’aime tant que la terre en peut porter, tant que le ciel en peut contenir. Je te pardonne de te moquer de ma susceptibilité en matière de fiche et je te promets de ne pas me corriger car le jour où je serai indifférente à tous ces petits indices extérieurs c’est que je ne t’aimerai plus. Il n’y a pas d’effet sans cause, pas plus au physique qu’en fiche, au moral et à vive l’amour [4]. La fiche jaune est un effet, la cause c’est votre impertinente insouciance de tout ce qui peut m’humilier. Quant à moi, mon adoré bien-aimé, je ne rougis pas de ma susceptibilité amoureuse, je m’en fais gloire au contraire. Je mets tous mes soins à vous plaire et je n’ai pas honte de vous trier les plus belles fiches. C’est une attention tout aussi naturelle que la vôtre dans le sens contraire. Elle trahit de la même manière l’état de nos deux cœurs. Je vous donne ce que j’ai de plus beau, vous me cherchez ce que vous avez de plus laid et de plus sale. C’est tout simple et voilà pourquoi je suis triste de la comparaison. Maintenant cela ne m’empêchera de continuer de vous donner ce que j’ai de meilleur. C’est une habitude, c’est-à-dire une seconde nature et je me résigne d’avance à celles que vous prendrez à l’avenir. Sur ce baisez-moi, je vous pardonne.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 267-268
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 31 mars 1852, mercredi après-midi, 2 h.
Les jours se suivent mais les Chinoises [5] se ressemblent si on en juge par les potiches en porcelaine et les magottes en chair et en os que nous avons vues hier. C’est ce qui prouve que mon Toto ne viendra pas autant aujourd’hui qu’hier et que j’aurai quelques pieds de nez de plus et pas mal de kilomètres de bonheur de moins. Je sais bien que vous avez plus d’une mauvaise raison pour me préférer Carlos Forel, la Chambaudie, le bonhomme Roussel et le carabinier de Charles, qui n’est pourtant pas amusant, mais cela ne m’empêche pas d’en avoir de meilleures pour vous regretter et pour vous désirer, ce qui fait que nous sommes dans nos torts et dans nos droits tous les deux. On n’est pas parfait. Mais je voudrais savoir si le Bonaparte crie quand il vous a mordu [6] ? Si cette question vous paraît indiscrète vous pourrez la retourner contre moi en substituant au gros bec panaché le jacot vert et rouge que vous savez. Les deux se valent au point de vue des discours de la COURONNE et de la sournoiserie de leur rancune. As-tu déjeuné Jacot ? Vlan, un coup d’état et de quoi, président ? Pas un affreux coup de bec. Dieu les charmants oiseaux et comme je les empaillerai avec délices à la première occasion. En attendant je vais et je viens dans ma cage en sifflant la linotte [7] sur l’air « Tu as du bon tabac dans tes tabatières, tu as du bon tabac je n’en n’aurai pas. » Voime, voime, prends garde que je ne t’en donne encore du plus râpé sur ton fichu nez. Je me sens des démangeaisons dans la paumea de la main droite qui demandent à être grattées sur le dos d’un Toto quelconque. Méfiez-vous, je ne vous dis que ça.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370 f. 269-270
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « peaume »
Bruxelles, 31 mars 1852, mercredi après-midi, 4 h. ½
Je ne sais pas, mon bon petit homme, si j’aurai le temps d’écrire notre visite aux Chinoises aujourd’hui, tant les rangements de blanchisseuse m’ont retardée. Mais je te promets de m’y mettre demain d’arrache plume [8]. D’ici-là, mon Victor, est-ce que je ne te verrai pas bien des fois et bien longtemps ? C’est ce soir la séance de Deschanel [9]. Il est déjà bien tard, quand et combien de temps te verrai-je ? Je m’en informe avec anxiété, mon pauvre adoré, parce que je compte les minutes, C’EST UNE NOBLE OCCUPATION, je le sais, mais qui n’est pas toujours amusante. Enfin, mon bon petit homme, je te promets d’être bien patiente, bien courageuse et bien bonne si tu trouves moyen d’être contant, bien portant et heureux sans moi, car mon bonheur n’est pas seulement de t’avoir, c’est de te savoir sans désir et sans regret.
J’ai reçu une lettre de Mme Montferrier et un mot de Dillon, tous plus affectueux les uns que les autres. Tu les verras. Mais il paraît que les pauvres Montferrier continuent d’être très embarrassés. Pauvres gens, c’est vraiment bien triste car leur seul défaut c’est la générosité poussée jusqu’à l’imprudence et à l’imprévoyance la plus grande. Quant à Dillon, son billet s’est croisé avec le mien. Tu verras si tu ne ferais pas bien de lui glisser un quart de ligne dans mon prochain gribouillis. Tu en jugeras mieux que moi. Mon cher petit homme je passerais mes jours et mes nuits à te gribouiller toutes mes plus tendres billevesées que je n’en verrais pas la fin tant cela coule de source. Aussi n’y-a-t-il pas de raison pour que je continue, pas plus qu’il n’y en a pour que je commence ou que je finisse. Le mot je t’aime m’entoure le cœur comme un cercle sans aucune solution de continuité.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370 f. 271-272
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette