16 février [1841], mardi soir, 7 h.
Comme tu le dis, mon amour, c’est un bon préliminaire pour un anniversaire d’amour [1] qu’une matinée de bonheur, seulement il ne faut pas que le prologue soit aux dépensa de la pièce, c’est-à-dire qu’il ne faut pas que la matinée d’aujourd’hui empêche celle de demain. En général, c’est toujours aux dépensa du lendemain que tu me donnes le aujourd’hui, trop heureuse encore quand cela arrive une fois tous les six mois.
J’ai passé mon temps, mon adoré, à chercher le livre de Sainte-Beuve [2], à laver tes linges, à compter le blanchissage, la dépense et enfin à t’écrire. Je ne suis pas encore débarbouillée, je ferais peur au diable s’il s’avisait de me vouloir regarder dans ce moment-ci. Je ne sais pas si ma fille [3] vient ce soir ou demain, je ferai dans tous les cas savoir aux Lanvin de venir m’acheter du bois, car je n’en ai plus que pour deux jours tout au plus.
Je crains bien, mon pauvre Toto, de n’avoir pas le livre en question, je n’ai pas souvenir de l’avoir jamais eu en ma possession, quoique je me souvienne parfaitement de ta biographie. Je n’ai pas non plus le livre de Méry [4] et je suis sûre que jamais un morceau de papier ne s’est égaré chez moi depuis huit ans. J’ai quelque idéeb vague que tu l’as emporté dans le temps, ce volume, pour des renseignements dont tu avais besoin. Au surplus je ne l’affirme pas mais ce que j’affirme, c’est qu’il n’est pas dans ma grande malle [5] et qu’il ne s’est pas perdu chez moi, et puis bien d’autres chosesc encore : que je vous aime, que je vous adore et que vous êtes mon bien-aimé. Voilà ce qui est sûr et ce qui ne se perdra ni ne s’égarera jamais dans ma mémoire ni dans mon cœur.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 149-150
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « au dépend ».
b) « quelqu’idée ».
c) « d’autre chose ».