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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 13 novembre 1855, mardi soir, 7 h. ½

Tu m’as quittée bien brusquement, mon cher petit homme, et avant que j’aie pu te dire bonsoir ; aussi je prends ma revanche en te gribouillant ma fameuse restitus à laquelle je m’accroche comme à la seule douce tradition de mon bonheur d’autrefois. Cela ne m’empêche pas de reconnaître que tu es ineffablement bon mais, hélas ! Qui me rendra tes tendres cruautés, tes adorables férocités, tes atroces jalousies d’autrefois ? Je donnerais toute ton humiliante sécurité, toute ton imperturbable mansuétude, toute ta gracieuse indifférence d’aujourd’hui pour un de ces bons accès d’injustice, de défiance et de rage d’il y a vingt ans. Malheureusement, jamais ce méchant bon temps de nos amours ne reviendra et je vois que je suis condamnée à être HEUREUSE malgré moi, heureuse sans BONHEUR, hélas ! hélas ! hélas ! Je voudrais pouvoir rire mais je ne peux pas. Je t’aime trop.
Je ne t’ai pas écrit ce matin parce que j’espérais pouvoir finir ta copire en me dépêchant bien. Maintenant qu’il n’y a plus moyen de l’achever ce soir, je me donne de la restitus à gogo en veux-tu pas en voilà. Pendant ce temps-là, Mme Préveraud fait des roues de cabriolea et son mari clapote du piano dans la fameuse galerie de tableaux de notre hôtesse. Tu vois que nous sommes tous occupés selon nos goûts [1]. J’espère que tu viendras pourtant tout à l’heure faire une agréable diversion à tous ces plaisirs vifs mais peu variés. Oh ! ça, MON CHER AMI, il me semble que vous avez couru un peu bien vite après Mme Téléki tantôt. On aurait dit que vous craigniez de manquer le coche auprès de cette grosse poulette. Quant à moi, je suis rentrée dans ma piauleb comme les chevaux d’Hippolytec sortaient des portes de Trézène : l’œil morne et la tête baissée et me conformant à ma triste pensée [2]. C’est dans cette attitude classique, mais embêtante, que je me suis mise à table avec le petit groupe Préveraud. Telle est celle que j’aurais encore si je ne craignais pas de faire surgir et rougir votre romantisme effréné et effrayant. Je prends donc le parti de n’avoir ni queue ni tête pour ne ressembler à rien ni à autre chose qu’à une femme qui vous aime comme une bête et qui vous désire comme un ange. Voilà, mon cher adoré, comment je veux me comporter ce soir, demain et toujours pour peu que ce jeu vous plaise. En même temps, je veux repasser un à un mes chers souvenirs de mon bonheur passé et leur sourire au passage comme à de bons et tendres amis de mon cœur et de mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16376, f. 346-347
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa

a) « cabrioles ».
b) « piole ».
c) « Hypolite ».

Notes

[1À son arrivée à Guernesey, Juliette Drouet loge au Crown Hotel. Elle y a pour voisin Préveraud qui a aussi signé la Déclaration, et a donc été expulsé de Jersey.

[2Juliette cite approximativement le récit de Théramène, dans Phèdre de Racine : « À peine nous sortions des portes de Trézène,/ Il était sur son char. Ses gardes affligés/ [...]/ L’œil morne maintenant et la tête baissée/ Semblaient se conformer à sa triste pensée ». (Acte V, scène 4).

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