Dimanche, 3 h.
[Après le 7 novembre 1833]
La confiance s’est retirée de moi – mais non mon amour – Je ne crois pas qu’il y aita dans l’avenir de bonheur possible pour moi – Mais je t’aime chaque jour davantage, je t’aime plus que le premier jour – je t’aime plus qu’hier – plus que ce matin – plus que tout à l’heure – et je ne suis pas heureuse.
Tu te rappellesb ce que je te disais lors des répétitions de Marie Tudor – Ces gens m’ont ôtéc la confiance en moi. Je n’ose plus, je ne peux plus répéter – je suis paralysée –
Eh ! bien, aujourd’hui ce n’est plus d’un rôle qu’il s’agit, mais de ma vie tout entièred – Maintenant que la calomnie m’a terrassée dans tous les sens [1] – maintenant que j’ai été condamnée dans ma vie sans avoir été entendue – comme je l’ai été dans ta pièce [2] – maintenant que ma santé et ma raison se sont usées dans ce combat sans profit et sans gloire – maintenant que je suis signalée à l’opinion publique comme une femme sans avenir – je n’ose plus, je ne peux plus vivre… ceci est bien profondément vrai – Je n’ose plus vivre – Cette crainte – a fait naître en moi le besoin du suicide, mais un suicide monomane – Je ne veux pas me tuer comme tout le monde – Je veux me séparer de toi – et une séparation, c’est la mort – Oui, la mort sans aucun doute – – Je l’ai déjà essayé, j’en suis sûre –
Ce qui me confirme dans ce projet – c’est la pensée que je te rendrai ta liberté tout entièred, que tu pourras faire usage de ta vie et de ton génie comme tu l’entendras pour ton bonheur – que je ne serai plus pour toi un obstacle – mais un sujet de pitié et d’indulgence – De la pitié pour ce que je souffrirai – l’indulgence et le pardon pour celles de mes fautes qui t’ont fait souffrir –
Si l’excès de mon amour et de ma douleur me ramène vers toi – n’en tiens aucun compte – Ferme tes yeux – Bouche-toi les oreilles - Ne sors pas de chez toi – comme cela tu oublieras – et moi – oh ! moi, je mourrai – Je ne souffrirai pas longtemps – je serai bientôt heureuse.
Il pleut bien fort en ce moment. J’ai une fièvre ardente – c’est égal, je sortirai – Je ne sais pas si tu viendras me chercher – Si tu ne viens pas – j’ignore à quelle heure je reviendrai – Ca m’est égal, je suis folle, je souffre – comme jamais je n’avais souffert. Oh ! mais je t’aime plus que je ne souffre – Mon amour domine tout mon être. Je t’aime !
Juliette
BnF, Mss, NAF 16322, f. 183-184
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin]
a) « est ».
b) « rappeles ».
c) « m’ont ôtés ».
d) « toute entière ».