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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 juillet [1837], samedi matin, 9 h. ½

Bonjour mon bien-aimé. Quoique je ne t’aie pas revu cette nuit, j’espère que ta petite Dédé et toi-même n’êtes pas plus malades ou plus fatigués [1]. Je t’aime plus encore ce matin qu’hier. Pourquoi ? je le sais, mais je ne le dirai pas pour te laisser le plaisir de deviner. Le temps est encore vilain aujourd’hui. Heureusement qu’il n’a pas d’influence sur la pauvre petite malade. Il vaut mieux même qu’il fasse un peu frais que trop chaud pour son état. J’ai hâte de savoir cette pauvre bien-aimée guérie, pour elle, d’abord, et [surtout  ?] pour vous tous qui devez être épuisés de fatigue, sans parler des inquiétudes. Ce sera un jour de joie que celui où elle demandera un petit coute de pain [2]. Quanta à moi si je ne désire pas que cela, c’est au moins ce que je désire le plus ardemment. C’est la première fois que je fais passer quelque chose avant mon amour. Ce n’est pas peu dire. Je vais écrire un mot à Mme Lanvin pour cette petite fille qui se tourmente pour le 1er août. Ensuite j’écrirai à Mme Krafft pour lui demander le prix au juste de la flanelle. Elle avait demandé il y a quelques jours à Mme Pierceau qu’elleb lui envoie le petit bon, mais je ne peux pas le faire sans le prix, c’est ce que je veux lui expliquer. Jour pa, jour man. Je vous aime, mon Toto, et vous ne me trompez pas, n’est-ce pas mon pauvre amour ? D’ailleurs, je ne le crois pas ainsi. Vous étiez trop sincère hier et trop charmant pour que j’aie pu conserver aucun soupçon. Je n’en ai pas. Je t’aime de toutes mes forces et de toute mon âme. Voilà tout.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 79-80
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


a) « quand ».
b) « quelle ».


22 juillet [1837], samedi après-midi, 3 h. ¼

Tu as fait de l’incident d’hier le plus beau jour de ma vie aujourd’hui. Si tu dois m’écrire une lettre aussi adorable que celle que je viens de recevoir chaque fois que tu auras été méchant, je te permets de me battre tous les jours plutôt deux fois qu’une [3]. D’ailleurs mon pauvre ange, c’est moi qui ai eu les premiers et même tous les torts. Si ma lettre n’est pas aussi ravissante que la tienne, ce n’est pas faute d’amour, de repentir et d’adoration. Je te demande pardon bien fort. Je ne le ferai plus jamais, à moins que tu n’en fasses une condition, un marché dans lequel j’aurai à gagner un trésor comme celui que tu m’as donné aujourd’hui. J’y souscris de bien bon cœur et je te promets d’être méchante tant que tu voudras.
Mais vous êtes donc tout à la fois, vous. Vous êtes donc beau, vous êtes donc bon, vous êtes donc ce qu’il y a de plus ravissant sous la calotte du ciel. C’est désespérant. Venez voir, je suis très geaie, je suis très heureuse. J’ai une bonnea geule bien fraîche pour vous baiser depuis la tête jusqu’aux pieds. Tu ne m’as pas donné de nouvelles du pauvre petit ange malade [4]. J’espère que cet oubli vient de ce qu’elle va de mieux en mieux. Je t’aime, je l’aime, je vous aime. Tout ce que j’ai d’amour et de bons sentiments est à toi mon adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 81-82
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « bon ».


22 juillet [1837], samedi soir, 8 h. ¾

Plus souvent que [5] vous allez revenir tout de suite. Vous me prenez bien trop pour une COCOTTE pour cela. Et puis, vous m’avez écrit une si gentille et si bonne lettre que vous tenez à me la faire payer en venant le plus tard possible [6]. C’est cependant bien bon de vous voir et bien meilleur encore de vous tenir en MA PUISSANCE. Si jamais je deviens reine de quelque chose, la première tyrannie que j’exercerai sera en votre faveur. Je vous ferai lier et attachera, pas trop serré, dans mon lit. Han ! han !
Je ne suis pas une COCOTTE, moi. D’ailleurs, relisez Racine [7], et mettez une immortelle à la boutonnière du Sieur Viennet [8] qui la mérite à tous égards. Un de mes miens amis, M. le vicomte Droüet [9], se propose de lui donner un banquet d’Anacréon [10] au veau qui tète son pouce [11]. [Le  ?] lard [12] y exécutera le rance des vaches [13], chaque convive y aura son picot teint [14]. Soir pa, soir man. Votre âme est aussi dure que douce est votre peau. Quand je te dirai encore une fois que je t’aime, tu n’en seras pas plus avancé. Ce n’est pas sur du méchant papier, écrit avec une plume d’oie et un esprit idem, qu’il faut cueillir ce fruit-là. Ce n’est bon que sur l’arbre, c’est-à-dire de bouche à bouche. Autrement à moins d’avoir votre grâce et votre esprit, mon grand poète, ça n’a pas grand goût. Pourtant je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 83-84
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Blewer]


a) « lié et attaché ».

Notes

[1La petite Adèle, dont l’état était toujours préoccupant après une fièvre typhoïde contractée fin juin, semble aller vers la guérison.

[2Jeu de mots entre la prononciation enfantine pour « croûte » et le mot « coût », assimilable à « coup » (dans l’expression « un petit coup », en rapport avec l’alimentation). Juliette imite peut-être la manière dont s’exprime la petite Adèle.

[3Le 22 juillet, 7 h. du matin, Hugo a écrit à Juliette une lettre que nous reproduisons ici intégralement : « Une ligne pour toi. J’ai besoin de t’écrire. J’ai besoin de te crier que je t’aime, à genoux, avec larmes. Je t’aime. Je ne t’ai jamais plus aimée et je ne me suis jamais plus détesté. / Hélas, pardonne-moi. Je ne savais ce que je faisais. Je baise tout ce que j’ai frappé. Je mets de l’adoration partout où j’ai mis de la fureur. Pardonne-moi ! / Oh ! Tout à l’heure quand je te verrai, je voudrais bien, mon Dieu ! qu’il n’y eut [sic] dans tes beaux yeux adorés ni reproches, ni tristesse, ni traces de larmes surtout. Pour moi toute la vraie joie vient de toi comme toute la vraie lumière du soleil. / Je me mets à genoux et je baise tes ravissants petits pieds bénis. / v. » (lettre publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 94).

[4La petite Adèle, dont l’état était toujours préoccupant après une fièvre typhoïde contractée fin juin, semble aller vers la guérison.

[5« Plus souvent que » : expression populaire vieillie, pour marquer la dénégation, l’incrédulité, le refus d’envisager ou de faire quelque chose.

[6Voir la lettre de l’après-midi.

[7Conseil récurrent dans les lettres des jours précédents, et dans lequel on peut deviner soit l’allusion stylistico-esthétique au classicisme, soit la connotation passionnelle, soit les deux à la fois.

[8La fleur évoquée désigne le titre d’académicien (faisant donc partie des « immortels »). Ami de Louis-Philippe, Jean-Pons-Guillaume Viennet (1777-1868), réactionnaire invétéré et auteur dramatique, était entré à l’Académie française en 1830 et fut l’un des opposants les plus acharnés contre le romantisme, donc contre Victor Hugo. Dans la foulée de l’évocation de Racine (auteur classique par excellence), Juliette taquine Hugo sur ses positions esthétiques, cause de son échec pour se faire élire au sein des « immortels » après sa tentative infructueuse récente (février 1836). Mais c’est aussi que, le 20 juillet 1837, Le Constitutionnel avait glissé un entrefilet annonçant que Viennet avait déclaré ne plus vouloir porter sa croix d’officier de la Légion d’honneur depuis que le chef de l’école romantique l’avait obtenue… Le lendemain, Viennet envoyait une lettre au journal, qui la publia, et dans laquelle il s’expliquait en nuançant les choses mais sans retenir ses attaques contre les romantiques.

[9Juliette s’amuse à s’inventer un ami portant son propre patronyme et le titre de vicomte de Victor Hugo.

[10C’est, d’après le nom du poète lyrique grec, un banquet où l’on dit des vers amoureux ou érotiques et où l’on chante. « Au banquet d’Anacréon » était également le nom d’un célèbre restaurant situé au no 53, boulevard Saint-Martin.

[11Détournement de l’expression « veau qui tète sa mère » (ou « veau sous la mère »), tandis que « Au veau qui tète » était le nom d’un célèbre restaurant situé place du Châtelet.

[12Le veau et le lard, évoqués côte à côte, font penser aux « tête de veau » et « tête de lard », auxquelles l’académicien Viennet, ennemi de Hugo, se trouve donc assimilé. Le verbe conjugué (« tète »), préfigure ainsi les « têtes » implicites pour mieux les suggérer.

[13Jeu de mots entre les termes « rance » (odeur) et « Ranz des vaches », air national ancestral en Suisse, aux effets phonocamptiques. Ces mélodies traditionnelles auxquelles les pâtres apportaient maints ornements et variations, demandaient à être appréciées dans la nature montagneuse. Toutefois, dans les années 1830, on pouvait les entendre dans certains salons ou lors de concerts. C’est aussi le titre de morceaux ou thèmes chez Rossini, Berlioz ou encore Meyerbeer. – Juliette se plaît donc, sur le mode dionysiaque, à conjuguer art musical, ripailles, animalité, insistant de la sorte sur un tableau grotesque via les images du bas corporel.

[14Jeu de mots sur le terme « picotin » (ration de nourriture donnée à un animal de trait), et « picot » (qui signifie « pointe », « dard » ou encore « pic » et « marteau pointu »). L’allusion sexuelle complète les images appartenant au bas corporel.

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