10 mars [1848], vendredi matin, 8 h. ½
Bonjour, mon doux adoré, bonjour, mon bien-aimé, il paraît que tu es allé à la Fille d’Eschyle [1] ? Je t’ai attendu hier au soir jusqu’à onze heures et demie et puis je me suis couchée sans avoir le courage de faire l’essai que je t’avais dit que je ferais sur ta ceinture tant j’étais courbaturée et brisée. Ce sera pour ce soir ou pour demain. Toi pendant ce temps-là tu assistais à cette représentation qui, circonstance à part, ne pouvait que t’intéresser médiocrement. Quant à moi je suis toute démoralisée. J’ai beau me raisonner et faire tous mes efforts pour remonter mon courage je n’y parviens pas. Je suis triste, triste, triste. Mon Dieu comment tout cela finira-t-il et quand cela finira-t-il ? Je ne peux pas détacher ma pensée de cette catastrophe et des effroyables suites qu’elle peut avoir. J’en rêve quand je dors et je dors très mal. Mais à quoi bon te dire tout cela ? Il s’agit bien de moi, ma foi. Je regrette que tu n’aies pas suivi mon avis les premiers jours de la crise en convertissant toute la somme en or [2]. Dans ce moment-là c’était encore possible. Maintenant il faudrait faire des sacrifices monstrueux. Décidément tu aurais bien fait de suivre mon conseil, mon Victor bien aimé, je suis une affreuse poltrone quand il s’agit de toi. Pour moi personnellement j’aurais du courage et peut-être beaucoup ; mais dès que je sens un danger pour toi, contre lequel mon amour ne peut pas te préserver, je suis comme une pauvre folle et tout me fait peur. Cependant le bon Dieu est toujours là et sa puissance peut tout. J’ai besoin d’y croire pour me rassurer un peu.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 97-98
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
10 mars [1848], vendredi, midi ¾
Je fais tout ce que je peux pour remonter sur ma bête et pour me tranquilliser, mon pauvre bien-aimé, mais je ressemble aux gens qui chantent en traversant un bois suspect et dont les dents claquent de frayeur. Quand j’aurai traversé cette effrayante crise et que je serai bien sûre que tu n’as plus rien à craindre, je serai délivrée d’un affreux serrementa de cœur. En attendant il faut que je tâche de faire bonne contenance et surtout que je ne t’obsède pas de ma venette [3] depuis le matin jusqu’au soir. Je sens que je dois t’ennuyer au-delà de toute expression. N’est-ce pas que l’amour rend bien POLTRON ? Je ne m’en défends pas. Ça vous fait, ça vous regarde, baisez-moi. Si vous vous appeliez monsieur chose ou monsieur machin au lieu de ce stupide nom de Victor Hugo, je serais très tranquille et je crierais Vive la République et son auguste famille. Vous voyez à quoi tiennentb mon adhésion et mon patriotique enthousiasme. Cher petit homme, pendant ce temps-là, vous courez les filles, ditesc d’Eschyle [4]mais je n’en suis pas la dupe. Seulement je vous conseille de vous défier de ma barricade et de ne pas tomber tout vif entre les mains de l’implacable Juju. Je te donne cet avis, mon citoyen, fais-en ton profit et méfie-toi.
J’espère que vous viendrez de bonne heure aujourd’hui mon Toto, car avec tout cela c’est moi qui paie les frais de la Révolution, ce dont je ne suis pas autrement FLATTÉE.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 99-100
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) « serment ».
b) « tient ».
c) « dite ».