25 août [1841], mercredi soir, 8 h.
Au moment de vous écrire, mon cher petit homme, je m’aperçois que vous ne m’avez laissé qu’une demi-feuillea de tout le papier qui était là ; comme la bonne ne peut pas quitter sa fricassée dans ce moment-ci, je vous écris provisoirement sur cette demi-feuillea, quitte à vous récrire votre supplémentb après mon dîner.
Je ne comprends pas, mon cher petit Gribouille, pourquoi vous n’êtes pas remonté chercher votre parapluie quand vous avez vu qu’il pleuvait à versec. Vous êtes un bête et un imprudent, voilà tout. J’espère qu’on donne Ruy Blas ce soir, ce serait bien affreux de manquer cetd admirable beau temps de froid, de pluie et de noir et surtout d’interrompre la pièce sous aucun prétexte. J’aurais bien de la peine à le pardonner au sieur Frédéricke [1], fût-il à la mort, fût-il même enterré car on n’a pas le droit dans aucun cas de couper le plus beau succès du monde pour un prétexte quelconque. J’espère qu’il y regardera à deux fois avant de faire ça et que je n’aurai pas le chagrin de voir notre pauvre Ruy Blas égorgé par ce misérable ARTISTE [2].
À propos, je viens de lire la lettre de Boulogne. Si je la comprends, ce que je ne crois pas trop, ce sont de fameux couards et de fiers cuistres [3].
Je t’aime, mon Toto adoré.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 173-174
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « demie feuille ».
b) « suplément ».
c) « averse ».
d) « cette ».
e) « Frédéric ».
25 août [1841], mercredi soir, 9 h. ½
J’ai eu la visite de Résisieux [4] qui s’en va seulement à présent. Elle a assisté à mon dîner et comme de juste elle en a eu quelque petit rogaton. Du reste, elle m’a raconté que le café du PANAIS-Royal avait fait banqueroute et que sa tante Judith était sans place, mais qu’elle avait souhaité la fête hier à sa maîtresse avec des PIAROMIANIUNS, une cuillère à ragoût, deux couverts avec des rubansa blancs etc. etc. L’art de parler et d’écrire correctement paraît avoir fait peu d’impression sur elle depuis qu’elle va à l’école et je lui en fais mon compliment. Du reste elle m’a dit qu’elle rencontrait tous les jours dans la RUE AUX FIACRES un petit bossu et qu’elle croyait toujours que c’était M. Doi : « parce qui lui ressemble, y lui ressemble qu’on dirait c’est lui » [5]. Mets ça dans ta poche, MON CHER AMI, la vérité sort toujours de la bouche d’un enfant. Attrape ça champagne, c’est du lard. Elle venait aussi pour me demander si j’avais reçu ma lettre d’invitation pour les prix [6]…
Ha ! ça, mais, je m’aperçoisb que la petite péronnellec occupe tout mon papier, ce qui est un peu de trop. J’ai bien d’autre chien à fouetter ma foi, à commencer par vous à qui je dis de mettre culotte bas afin que je vous embrasse sur vos quatre joues de tout mon cœur et de toute ma bouche.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 175-176
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ruban ».
b) « apperçois ».
c) « péronnelle ».