24 août [1841], mardi midi
Voici l’heure à laquelle tu dois venir, si tu viens, ce dont je doute très fort attendu que le susdit Bernard [1] n’a pas coutume de te lâcher quand une fois il te tient que le plus tard qu’il peut et après avoir épuisé tous les prétextes usités en pareil cas. Je me résigne donc à manger seule comme à beaucoup d’autres chosesa non moins amusantes. À propos de tes linges, je me suis souvenueb que ce mouchoir que j’ai déchiré hier dans un moment de migraine atroce et avec l’intention de le laver aujourd’hui comme je fais toujours avant de t’en laisser servir, m’avait servi à moi-même il y a quelques mois, la dernière fois que nous sommes revenus de chez Mme Pierceau. Je m’étais écorchée à vif, tu dois te le rappeler, et pendant plusieurs jours je pouvais à peine marcher dans ma chambre. Tu dois te souvenir aussi que je mettais de la charpie et des linges par-dessus ; ce morceau de mouchoir en était un et par un oubli inconcevable, au lieu de le laver tout de suite je l’ai laissé dans mon armoire et j’ai fini par le mêler avec les autres dans me souvenir qu’il n’était pas propre [2]. Voilà la vraie vérité dont j’ai eu quelque peine à me souvenir. Maintenant si je les laisse là c’est pour t’obéir car le mieux serait de les laver tout de suite. Si jamais ce morceauc de papier tombait entre d’autres mains que les tiennes, ce qu’à Dieu ne plaise, on croirait que nous étions tous les deux de bien immondes amoureux. Cependant Dieu sait que jamais femme n’a plus ni mieux aimé un homme que je ne t’aime et ne lui a été plus fidèle. Sur ce, je te pardonne et je continue de t’aimer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 169-170
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « autre chose ».
b) « souvenu ».
c) « morceaux ».
24 août [1841], mardi après-midi, 1 h. ¾
Voici un bien bon temps pour ce soir, mon Toto, pourvu qu’il ne pleuve pas à une certaine heure défendue, comme je le désire et comme je l’espère [3]. Je crains que tu ne sois allé à l’ombre de Bernard [4] à la campagne, ceci me paraît à peu près sûr et je n’en suis pas plus gaie pour ça, au contraire. Je pousserais même l’hilarité jusqu’à pleurer à chaudes larmes si je ne me retenais pas. Au reste c’est ma rente de tous les mois, cela te revient comme les maladies de femme à époque fixe. Il faut que tous les mois tu me fassesa quelque petite avanie périodique de jalousie injurieuse. Je sais cela, je m’y attends, mais je n’en ai pas encore pris mon parti. Ça viendra peut-être, d’ici là j’ai bien du chagrin et bien de l’ennui : – quel bonheur !!!
Je n’ai pas osé te demander hier si tu comptais faire ta pièce d’hiver [5] avant notre voyage [6] ? J’avais si mal à la tête que je ne me suis pas senti le courage de faire la question dans la crainte d’une réponse peu satisfaisante. Dès que je te verrai pourtant je veux savoir mon sort.
Où es-tu, mon Toto, pour que je t’envoie mon pardon, mon cœur, ma vie, mon âme ? Je n’ai pas de rancune comme tu vois, mais j’ai beaucoup d’amour.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 171-172
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « fasse ».