Guernesey, 6 février [18]73, jeudi matin, 11 h.
Cher bien-aimé, je sais que tu étais déjà levé à 7 h. ¾ et beaucoup plus tôt peut-être ? Quant à moi j’ai passé une si mauvaise nuit qu’il m’a fallu revenir me coucher, non pour dormir, mais pour tâcher de fondre à force de chaleur et d’immobilité les intolérables douleurs qui me harcèlenta des pieds à la tête et vice versa, de la tête aux pieds.
Voilà pour quelle raison je n’étais pas à mon poste quand tu as attaché ton signal et pourquoi je t’écris si tard. Je suis confuse de t’occuper si souvent de mes misères quand tu as tant de soucis de premier ordre, surtout dans ce moment-ci, à cause de l’éloignement de ta famille et peut-être aussi un peu à cause de cette pauvre Marion [1] dont le sort ne peut pas t’être indifférent. Il est vrai qu’elle a pour soutien et pour chevalier un galant et vaillant homme qui saura la conduire au faîte du succès sans broncher. J’en suis si sûre que je m’en réjouis d’avance. L’agaçant, en dehors du très vif regret de ne pouvoir pas assister à cette merveilleuse représentation, c’est d’ignorer jusqu’à présent le jour vrai où elle aura lieu. J’espère qu’on te l’écrira aujourd’hui, surtout si ton Victor a pu aller à la répétition générale avec Môsieu le Petit Georges. Il sera curieux et intéressant de connaître l’opinion littéraire de ce petit homme ; c’est grand dommage qu’on ne puisse pas avoir du même coup celle de Mamzelle Petite Jeanne, je crois que ce ne serait pas la moins précieuse à recueillir. Comme pour toutes les grandes, belles et bonnes choses, il y aura ce soir là beaucoup d’appelés et peu d’élus. Cet aphorisme ancien et biblique ne me console pas du tout et ne fait que raviver mon regret d’être à Guernesey pendant qu’on battra des mains au Théâtre Français ce soir là. Dans ma rage je te rendrai autant de baisers qu’il y aura de bravos. Je ne te dis que ça.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 35
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
a) « harcellent ».