17 mai [1846], dimanche matin, 8 h.
Bonjour mon aimé, bonjour mon Victor adoré, bonjour je t’aime. Ô oui je t’aime mon Dieu, et mon amour pourrait remplir tous les cœurs qui battent sous le ciel, et il m’en resterait encore autant. Je t’aime mon Victor. Je t’adore mon ravissant petit bien-aimé.
Claire est toujours à peu près dans le même état. Son père m’a écrit une lettre qui surprendrait tout le monde excepté moi qui le connais trop bien pour m’étonner d’une telle turpitude de sa part. Tu verras sa lettre quand tu viendras [1]. Je n’ose pas dire aujourd’hui car je sais que tu dois consacrer cette journée à tes chers enfants. Quel que soit le chagrin que me fait la pensée de ne pas te voir je reconnais que c’est juste et je voudrais bien être à leur place aujourd’hui. J’espère que tu m’enverras un petit morceau de consolation tantôt. J’en ai plus besoin que jamais avec toutes les choses tristes et inquiétantes qui m’entourent. J’ai toujours ta dernière petite lettre sur mon cœur. Je ne l’en ôterai que pour en mettre une autre, mais j’aimerais mieux qu’elle demeure toute la vie au risque de l’enfer puisque ce serait signe que tu n’as pas manqué un seul jour de venir voir ta pauvre Juju.
En attendant, pense à moi mon Victor adoré, pour que je me sente moins loin de toi et pour que mon pauvre cœur ne soit pas si triste et si malheureux que dans le moment où je t’écris ces lignes dans lesquelles je mets toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 57-58
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
17 mai [1846], 1 h. après-midi
Voilà le temps gâté, mon doux bien-aimé, et le dernier espoir de te voir perdu car je sens qu’il te devient plus difficile de t’absenter de chez toi un jour de pluie et de congé, puisque toute ta famille doit rester à la maison. Du reste, il fait aussi froid dans mon cœur que dans le ciel et les larmes qui ne me jaillissent pas des yeux me serrent la gorge à m’étrangler. Cependant, ma fille n’est pas plus mal mais je ne te verrai pas, voilà ce qui m’afflige et me rendra malheureuse jusqu’à demain soir. Le Pradier n’est pas venu. Je comprends qu’après la lettre qu’il a écrite il soit très embarrassé de sa personne à l’heure qu’il est et qu’il s’abstienne de toute visite pendant quelques jours. Je ne sais pas s’il y avait une réponse honnête à faire à cette honteuse lettre mais je n’ai rien voulu faire sans ton conseil. Je suis si révoltée et depuis si longtemps contre ce misérable homme qu’il faut que je retienne mon indignation à deux mains pour ne pas lui dire tout ce que je pense à ce sujet et pour ne pas le jeter honteusement à la porte. La maladie de ma pauvre fille aura été doublement déplorable pour moi, outre tout ce qu’elle me coûte de toute façon, en ce qu’elle m’aura forcée à me rapprocher pour un moment de ce vilain homme. Et puis je m’aperçois que je remplis toutes mes lettres de stupidités ignobles de cet animal-là. Outre que c’est fort chale cha tient de la plache et il ne m’en reste plus assez pour te dire que tu es mon Victor toujours plus aimé et toujours plus adoré que je baise dix cent millions de fois de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 59-60
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette