2 mai [1846] [1], samedi soir, 9 h.
Je ne peux pas me faire à l’idée que je ne te verrai pas ce soir, mon doux bien-aimé adoré, et cependant hélas, ce n’est que trop vrai. C’est la première fois depuis 14 ans que je couche dans une chambre qui ne t’appartient pas, aussi je suis triste et désolée dans l’âme [2]. De quelque côté que je me retourne j’ai le cœur navré. Tantôt en te quittant j’aurais voulu mourir. Toutes les larmes que je retenais dans mes yeux retombaient sur mon pauvre cœur comme du plomb fondu. Ce que je souffrais, Dieu le sait. Si cette vie d’inquiétude sur ma pauvre fille et d’éloignement de toi devait durer longtemps, je crois que je n’aurais pas les forces de la supporter. Je suis lasse et dégoûtée des infamies que je vois autour de moi. Je suis honteuse et indignée de ne pouvoir pas m’y soustraire quelque chose que je fasse et puis en même temps je pense à toi, si généreux, si loyal, si grand, si bon et si indulgent et je sens que toute mon amertume s’en va et qu’il ne me reste plus que de l’admiration, de la reconnaissance et de l’amour pour toute ta divine et ravissante personne. En rentrant j’ai trouvé ma fille en proie à une fièvre énorme. Je lui ai renouvelé ses compresses et depuis un moment elle dort. Dieu veuille qu’il en soit ainsi toute la nuit et que le changement d’idées, de lieu et d’air ait une heureuse influence sur sa santé. Je regretterai moins amèrement alors les privations que je me suis imposé dans cette intention. En attendant, je suis en proie aux plus atroces inquiétudes et je souffre tout ce qu’on peut souffrir de l’absence de ce qu’on aime le plus au monde, bien plus que la vie, bien plus que le devoir, plus que tout enfin. Bonsoir, bien-aimé, pense à moi, dors bien et aime-moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 5-6
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Blewer, Souchon]