Jersey, 16 mai 1854, mardi après-midi 3 h.
Vous mériteriez que je vous supprimasse vos restitus pour vous apprendre à vous ficher de mon orthographe avec cet aplomb de mauvais goût d’un parvenu académique. Mais je ne vous ferai pas ce plaisir, vous voulez m’intimider et m’amener, à force d’avanies et de vexations de tous genres, à ne pas mettre un cuir [1] devant l’autre, eh bien vous n’y parviendrez pas. Telle est ma ténacité bretonne. Plus vous vous tiendrez de rire les côtes devant mes pataquès et plus je persisterai dans mes gribouillis, c’est mon caractère. Maintenant je ne serais pas fâchée de voir le bout de votre nez, sauf vot’ respect. Il y a déjà bien longtemps que le facteur a passé, j’en suis sûre car chemin faisant, il s’est rafraîchia d’un verre de gin chez la mère Land et m’a fait demander l’aumône par la même occasion. Je me suis empressée de la lui refuser avec une touchante simplicité, admirant d’ailleurs la noble fierté de cet insulaire employé de Sa Majesté la queen de la grande Bretagne. Il est vrai que le gaillard consume assez de gouines [2] et de petits verres pour être à sec le plus souvent. Hormis cet incident et les quelques visiteurs de mon voisin mystérieux, je n’ai rien de plus intéressant à vous apprendre à moins que vous ne considériez comme une nouvelle étrangère la question d’Orient de mon cœur mais tout cela ne vaut pas la peine que vous et moi prenons, vous de lire tout ce ramassis, et moi de les écrire. Tant que je ne serai pas mieux fournie de plaisir, d’amour et de bonheur, je n’aurai rien de plus à vous apprendre. En somme, il en est des restitus comme des civets de la cuisinière bourgeoise [3] ; pour les faire il faut un lièvre ou un lapin mais n’avoir pas même un chat c’estb à jeter sa plume aux chiens ou à Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 189-190
Transcription de Chantal Brière
a) « raffraichi ».
b) « s’est ».