Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1846 > Octobre > 17

17 octobre [1846], samedi soir, 5 h.

Je ne suis pas grognon, mon amour, je suis triste. Triste de la nouvelle de ce matin, mais surtout triste de voir avec quelle supériorité tu mensa. C’est toujours une chose dangereuse que de mêler la tromperie à l’amour, même dans un but apparent de bonté. J’aurais mieux aimé savoir le retour de ta famille le jour même avec le correctif de tes repas et d’une partie de tes nuits pris chez moi que de savoir aujourd’hui que tu mensa avec un aplomb digne des plus grands maîtres en fait de fourberies. Je suis triste, mon amour, de ces deux choses-là, et le moyen que je le sois moins c’est de continuer à venir tous les matins et à t’en aller le plus tard possible dans la nuit. Et puis, mon adoré, il ne faut plus du tout mentir, je t’en prie, je t’en prie. Je viens d’écrire à Dabat et à Jourdain. À ce dernier pour m’entendre avec lui sur l’arrangement des chaises et pour prendre jour pour la pose des tapis car le mois du frotteur [1] finissant demain, je ne veux pas en recommencer un autre pour huit ou dix jours. Je crois que j’ai raison, qu’en dites-vous, mon cher petit censeur, non [sense ?] ?
J’enverrai tantôt savoir combien coûtera ma boucle émaillée à raccommoderb afin de pouvoir me débarrasser de l’autre sans écorcher votre susceptibilité. Je vais en outre copier les trois intercalations dans l’espoir que cela vous amorcera et que vous m’en donnerez bien vite d’autresc [2]. Après je ferai ma chemise, à moins que vous ne vous y opposiez. Je ne vous fais pas d’image [3] parce que je ne suis pas contente de vous. D’ailleurs je ne veux plus vous en faire d’ici à ce que vous m’ayez apporté ma boîte à volets. Voilà mon ultimatum, tirez-vous de là comme vous pourrez.
Je voudrais être plus vieille de dix jours et d’un mois même, pour avoir vos chers petits museaux à contempler et à barbouiller. Vous avez été si extraordinairement désagréable hier avec ce marchand que j’ai une peur de tous les diables que ce ne soit moi qui emporte la folle enchère. Que le diable vous rapatafiole [4] avec vos lubies, surtout lorsqu’elles arrivent à l’occasion des choses auxquellesd je tiens le plus après vous. J’aurais bien dû vous donner des giffes devant le susdit marchand afin de lui faire voir que je n’entrais pour rien dans la mouzonnerie plus que désobligeante que vous étaliez avec tant de mauvaise grâce. Une autre fois je vous flanquerai une pile [5] à mort. En attendant, baisez-moi et revenez bien vite.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 217-218
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « ments ».
b) « racommoder ».
c) « d’autre ».
d) « auquelles ».


17 octobre 1846, samedi soir, 5 h. ½

Je suis pauvre, d’esprit, mais honnête, de cœur, c’est pour cela que je vous écris ce second gribouillis avec une conscience dont vous vous passeriez très bien si vous n’étiez pas trop menteur pour l’avouer naïvement. Mais il faut que vous soyez puni par où vous péchez tous les jours. C’est pourquoi je ne vous ferai pas grâce d’une page, d’une ligne, d’un mot, d’un cuir, d’un pâté, enfin de rien, de rien, ça vous apprendra à faire celui qui tient à lire les élucubrations plus ou moins grotesques de la pauvre Juju.
Jour Toto, jour mon petit o. Je ne suis pas geaie et je sais bien pourquoi. Si vous veniez m’annoncer que nous partons ce soir pour un voyage de deux mois, je ne serais plus triste et je saurais bien aussi pourquoi, mais il y a peu de chance pour que ce revirement arrive, aussi je persiste dans mon noir de plus en plus. Je vous aime trop mon amour. Ceci est de plus en plus vrai et pour peu que cela ne s’arrête pas vous me trouverez pendue un de ces quatre matins derrière ma porte.
Jour Toto, où êtes-vous ? Pensez-vous à moi seulement ? Hélas ! c’est peu probable. Moi je vous aime mon petit homme, je vous admire mon grand poète, je vous adore mon ravissant petit Toto. Je voudrais bien qu’il ne pleuve plus pour vous laisser la facilité de venir tout de suite auprès de moi si par hasard vous en aviez la bonne intention. Il me semble que je n’entends plus les gouttières. Je voudrais bien entendre votre cher petit pas ; dépêchez-vous donc, mon amour, pour que je ne sois plus triste comme un vieux bonnet de nuit. Souris-moi. Que je vous voie montrer vos dents à des faumes vieux scélérat, vous verrez ce qui vous arrivera. Baisez-moi en attendant et revenez bien vite auprès de votre pauvre Juju.

BnF, Mss, NAF 16364, f. 219-220
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Celui qui frotte les parquets, les planchers.

[2Juliette copie des poèmes qui prendront place dans les futures Contemplations.

[3Juliette Drouet fait-elle allusion aux petits dessins représentant ses humeurs dont elle agrémente parfois ses lettres ?

[4« Que le diable vous rapatafiole » (patois) : locution dont on se sert lorsque, ayant à se plaindre de quelqu’un, on veut cependant ne rien lui dire de blessant.

[5Flanquer une pile (argot) : battre, envoyer une volée de coups, administrer une correction. Vient à l’origine de la « pile », une grosse pierre servant à broyer et écraser quelque chose.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne