Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1849 > Juin > 8

8 juin 1849

8 juin [1849], vendredi matin, 6 h.

Aussitôt que la lumière vient redorer nos côteaux je commence ma carrière par visiter mon TOTO. Quand je dis : VISITER, c’est une manière honnête et voilée pour exprimer mon mécompte quotidien et mon mécontentement permanent, ma rage journalière et ma stupidité à poste fixe. Je ne sais plus quel langage, quels mots choisir pour exprimer honnêtement les miens de MAUX. Il y a des moments où je voudrais les mettre en musique pour pouvoir vous chanter une gamme harmonieusement mais je craindrais qu’un affreux ZUT de poitrine ne vint troubler de votre part la bonne harmonie qui règne entre nous. Je m’en tiens donc au style épistolaire, quel style ! Pour vous lamenter tant bien que mal les monotones embêtements de ma vie et les plaisirs déplorables de mon existence. J’ai su hier chez Eugénie que vous aviez vu un M. Darcel ami de M. Vilain qui était allé pour vous parler CHOUX et figures mais surtout pour vous voir, ce dont il grillait depuis des temps infinis. Mais j’ai le caractère si mal fait que je n’ai pu prendre cela pour un bonheur personnel et à l’heure qu’il est j’ai le front de me croire médiocrement heureuse. C’est parfaitement injuste, je le sais, je m’en accuse et je m’en repens en attendant que je me pende une bonne fois pour toutes… à votre cou. C’est joliment mais atrocement bête. Voilà ce que me fait la température sénégalienne et votre absence réitérée.

Juliette

MVHP, MS a8221
Transcription de Michèle Bertaux et Joëlle Roubine


8 juin [1849], vendredi matin, 11 h.

Nous ne sommes convenus de rien hier pour l’heure de la sortie aujourd’hui, mon petit homme, mais je me tiendrai prête à tout événement pour une heure avec la perspective de l’attendre encore trois heures en sus. Mais tout cela n’est rien si tu vas bien et si personne chez toi n’est malade. Je me cramponne le plus que je peux à la confiance que tu as à ton inviolabilité de représentant……a de tout ce qu’il y a de plus grand, de plus noble, de plus généreux et de meilleur sur la terre. Si je n’y croyais pas je ne pourrais pas vivre une minute loin de toi, quand je devrais passer les nuits à ta porte et te suivre partout comme un pauvre chien qu’on veut perdre. As-tu pensé à prendre ta potion ce matin ? J’en doute. Heureusement que, s’il y a un Dieu pour les ivrognes et pour les enfants, il y en a un aussi pour les Totos préoccupés et distraits. J’y compte bien, c’est ce qui me fait attendre sans trop de frayeur le moment où je pourrai m’assurer par mes yeux que tu vas bien et que tu es en bon état. Tâche que ce ne soit pas dans trop longtemps. Du reste je continue de bouillir dans ma peau de Juju, autant d’impatience que de chaleur. Je regrette que la civilisation soit si avancée et qu’on ne puisse pas aller en omnibus dans le costume négligé de la mère Ève. Je suis tellement abasourdie et abrutie par la chaleur que je n’ai de cœur et de courage à rien qu’à t’aimer. Pour cela rien ne peut me ralentir et j’y vais toujours de plus fort en plus fort, pire que chez Nicolet [1].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16367, f. 165-166
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse

a) Les points de suspension courent jusqu’au début de la ligne suivante.


8 juin [1849], vendredi soir, 11 h.

Je ne veux pas me coucher avant de t’avoir dit toute la joie de mon cœur, toute la reconnaissance de mon âme, tout le bonheur que tu m’as donné aujourd’hui en venant dîner avec moi et en restant le plus que tu as pu. Il me semblait que j’étais revenuea au beau temps de notre amour en te voyant si beau, si aimable et si charmant. Merci, mon bien-aimé, merci de m’avoir rendu pour un moment toutes les joies du passé et toutes les illusions du bonheur. Quant à ces pauvres Vilain [2], ils étaient les plus heureux gens du monde et ils auraient voulu que le dîner ne finît jamais pour te savourer plus longtemps et moi bien plus qu’eux encore. Maintenant, mon cher petit homme, tu devrais te coucher pour profiter de la nuit fraîche et te reposer de toutes ces journées ardentes et de toutes les fatigues de corps et d’esprit. Bonsoir donc, mon adoré, dors bien, pense à moi et désire-moi. De mon côté, je vais me coucher avec ton doux souvenir et rêver amour et bonheur dans tes bras.
Voici une bonne petite bretelle pour notre fameuse culotte, il s’agit seulement de l’accrocher à la susdite, ce qui ne doit pas être bien difficile pour un homme qui en a l’habitude. Essayez donc un peu, mon Toto, et vous verrez que cela va tout seul. Si cela dépendait de moi, vous verriez comme je vous en aurais bien vite bâclé une, et des plus soignéesb encore. Malheureusement cela ne dépend pas de moi, ce dont j’enrage bien fort. Pourtant aujourd’hui je n’ai pas sujet de me plaindre et encore moins de m’impatienter, car je suis la plus heureuse Juju du monde. Mais, il y a toujours un MAIS, cela ne m’empêche pas de désirer un bonheur encore plus grand et bien plus intime que celui de ce soir et qui m’est dû depuis si longtemps. Il me semble que je suis dans mon droit et que tu es le plus adoré des hommes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16367, f. 167-168
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « revenu ».
b) « soignée ».

Notes

[1Jean-Baptiste Nicolet (1710-1796) acquit sa réputation comme acteur aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent puis dirigea la salle des Grands Danseurs du Roi au boulevard du Temple. Les spectacles toujours plus éblouissants par le luxe des décors et des costumes, ainsi que l’adresse des funambules et la qualité des pantomimes toujours plus ingénieuses, se fondaient aussi sur la parodie et les lazzi, provoquant les fous rires du public. Les surprises allant crescendo, une expression ne tarda pas à devenir proverbe. On disait alors « C’est de plus en plus fort, comme chez Nicolet » [Note de Sylviane Robardey-Eppstein].

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne