21 mai [1845], mercredi matin
Mon cher adoré, je reçois à l’instant une lettre déchirante de Brest. Ma pauvre sœur vient de perdre son dernier enfant, le petit Gustave [1], celui qui écrivait des lettres si naïves et si gentilles. Cette nouvelle m’a atterréea. J’ai ressenti ce coup comme si j’avais connu ce charmant petit être. Il est mort d’une fièvre cérébrale. Il paraît que dans son délire, ce pauvre ange m’appelait ainsi que sa cousine. Pauvre père et pauvre mère, je comprends leur douleur comme si je l’avais moi-même éprouvéeb. Que le bon Dieu m’en garde, car je ne sais pas ce que je deviendrais.
Mon Victor adoré, c’était aujourd’hui ma fête [2] ! Je n’avais pas voulu t’en parler dans la crainte de te porter à faire quelque dépense que notre position ne nous permet pas de faire d’ici à bien longtemps. Je comptais te demander mon bouquet. Tu sais, la chère petite lettre annuelle que tu m’écris à cette date, je te la demande encore, sinon comme bouquet, comme consolation dans l’affreux malheur qui me frappe indirectement. Si j’avais pu le pressentir, je n’aurais même pas permis aux quelques amies qui m’entourent de me souhaiter quoi que ce soit. Mais elles avaient pris les devants : avant-hier Mlle Féau, hier Mme Triger, ce matin Eulalie et sa sœur, tantôt la mère Lanvin et peut-être la pauvre cousine de Mme Pierceau avec son pauvre petit enfant. Il faut que je me résigne à voir tout ce monde ce soir malgré le deuil que j’ai dans le cœur. Ta lettre seule, ta chère petite lettre adorée peut me donner le courage d’accepter ce nouveau chagrin que le bon Dieu m’envoie. Je l’attendrai, comme on attend ce qui console, ce qui rafraîchitc, ce qui calme le cœur malade. Je sais bien que je ne l’aurai que ce soir fort tard, car tu ne te doutes pas que c’est aujourd’hui le 21 et tu ne sais pas la triste nouvelle de cette pauvre malheureuse famille. Aussi je t’attends avec toute l’impatience de mon amour et de ma tristesse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16359, f. 201-202
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « m’a attérée ».
b) « éprouvée ».
c) « ce qui raffraîchit ».
21 mai [1845], mercredi, 3 h. ½ de l’après-midi
Je viens de recevoir ta bien-aimée, ta bien désirée, bien attendue et bien adorée petite lettre [3], mon doux aimé. Je l’ai lue, comme tout ce qui me vient de toi, à genoux. Je venais de sortir ton ravissant petit portrait de sa cachette et c’est devant lui que j’ai lu, baisé et dévoréa ta lettre adorable.
Mon Victor bien-aimé, j’accepte tout ce que tu me dis de doux et de charmant, car dans ma conscience, je crois que je le mérite. Oui, je t’aime comme les anges aiment Dieu. Oui, je suis honnête et pure. Ton amour m’a purifiée comme le charbon ardent de la Bible. Oui, mon Victor, depuis que ton amour est entré dans mon cœur, toutes les mauvaises passions, toutes les choses honteuses se sont envolées. Il ne m’est resté que mon amour qui est mon sang, mon souffle, ma vie, mon âme. Ô, tu es bien aimé, va, autant que tu es grand et sublime devant Dieu qui t’admire comme son plus beau et son plus parfait chef-d’œuvre. Mon Victor, c’est toi qui es bénib, c’est toi qui es aimé, c’est toi qui esc ma couronne, mon étoile, mon soleil en ce monde et mon paradis dans l’autre. Je n’ai pas pu et je ne peux pas encore me défendre d’un sentiment de tristesse profonde en pensant au désespoir de cette pauvre famille [4]. Il est impossible de ne pas éprouver un sentiment de douloureuse et sympathique pitié pour de pareils malheurs. Aussi, mon Victor, je te supplie de ne pas t’apercevoir d’une tristesse que je ne peux pas exprimer. Ta lettre est là, sur mon cœur, elle fait ma joie, mon bonheur, mes délices. J’ai un côté de mon âme en deuil et l’autre bout dans l’extase. C’est un phénomène qui se voit sur la terre et dans les cœurs. D’un côté les nuages noirs, de l’autre le soleil splendide. Tu es mon soleil, je suis heureuse, je t’aime.
Juliette
J’ai reçu une lettre de Claire [5] qui me dit de l’envoyer chercher. Mme Marre a enfin eu la bonté de la laisser venir.
BnF, Mss, NAF 16359, f. 203-204
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « j’ai lue, baisée et dévorée ».
b) « est béni ».
c) « c’est toi qui est ».