24 février [1844], samedi matin, 10 h. ½
Bonjour, mon petit Toto bien aimé. Bonjour mon ravissant petit homme. Bonjour, bonjour je t’aime mais je n’ose pas t’embrasser, même à distance, pour ne pas te donner le rhume de cerveaua le plus humide qu’il y ait jamais eu dans un nez humain. Pour moi je ne sais plus où j’en suis, j’ai la tête en compote et j’ai passé la nuit à me moucher et à tousser. Ta prophétie ne s’est point réalisée et j’aurai à l’avenir une médiocre confiance dans votre seconde vue. J’ai eu beau me coucher et me tenir les pieds chauds, je n’en suis pas moins comme la patrouille des bons gendarmes [1] ou comme le célèbre Richi montant sa garde sous le guichet du Louvre pour rendre des honneurs à Louis Philippe. (Je crois que je mets une l de trop [2] mais, bah ! Ce qui abonde ne vicie pas [3] même en orthographe).
Je ris mais mon nez pleure, ce qui fait un contraste charmant entre ma bouche et mon nez. Je ne parle pas des yeux qui n’existent plus qu’à l’état d’yeux de merlan frit. Vraiment je suis bien gentille ce matin, c’est le moment de tutter avec les Russiennes et les Adèle plus ou moins Fontenay [4] de vignettes, de blagues et autres attrape-nigauds. Ia ia Monsire matame mamzelle Chichi est pien chentille [5]. Baisez-moi, monstre et songez à m’être fidèle si vous tenez à votre vie. En attendant, je coule des jours avec nuage et rhume de cerveau. Tâchez de venir me distraire de cette monotone occupation, ce sera une bonne action dont le bon Dieu vous tiendra compte. Je vous baise les pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 213-214
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « cerveaux ».
24 février [1844], samedi soir, 7 h.
J’espère que je vous y ai pris tantôt à me cacher des lettres de femme [6]. Ce n’est pas la première fois et il est probable que si je vivais auprès de vous, je vous y prendrais tous les jours. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus consolant mais prenez garde, mon Toto, que ma mansuétude ne se change en rage et que je ne devienne aussi méchante que je suis bonnasse dans ce moment-ci. N’abusez pas trop du privilège d’homme à bonnes fortunes que je vous ai laissé prendre si stupidement. Je crois que le temps n’est pas très éloigné où je mettrai les deux pieds dans votre plat et où je vous grifferai la figure à ongles que veux-tu. Je vous en préviens charitablement, faites-en votre profit.
Il me semble que voici l’heure à laquelle tu viens, quand tu viens, bien avancée. Est-ce que je ne te verrai pas ce soir avant mon dîner ? Voilà qui ne rendra pas ma soirée bien gaie avec cela. Justement te voici… Je t’ai vu une minute, mon adoré, et cela m’a suffia pour être heureuse et pour changer ma tristesse en joie, mon impatience en résignation, ma jalousie en confiance, mon amertume en amour. Pourquoi donc ne viens-tu pas plus souvent ? Tu travailles, mon adoré, je le sais, mais je t’aime, tu le sais bien aussi : c’est ce qui explique mon importunité.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 215-216
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « suffit ».