Guernesey, 3 juillet, [18]70, dimanche matin, 5 h. ½
Courte et bonne, voilà ma nuit, mon adoré. Comment la tienne ? Longue et bonne je l’espère et celle de petite Jeanne aussi. Ne pouvant me lever à quatre heures du matin, j’ai pris le parti de lire Le Rappel [1] dans mon lit et je m’en suis si bien trouvée que j’y serais encore si je n’avais pas eu honte de ma paresse. Le temps est assez grimaud ce matin. Peut-être serait-il prudent de ne pas promener Petite Jeanne aujourd’hui car la température est très refroidie depuis hier, sans compter la chance de pluie devenue de plus en plus imminente. Il ne faudrait pas risquer de rhume pour la chère petite fille si on est pas absolument sûr du baromètre au moment de sortir. Cette recommandation est un des mille bourdonnements de ma mouche qui se donne à bon marché les airs de conduire ton coche [2]. Il paraît qu’il est arrivé un malheur hier soir à un pauvre Français dont les enfants vont dîner chez toi [3]. C’est un nommé Coutu qui s’est noyé dans le port en voulant pêcher, dit on. Il était atteint de delirium tremens [4] et pouvait à peine se conduire, à ce que dit Henriette. Il laisse sept enfants dont l’aînée a douze ans et demeure avec Turpin. Ce malheureux était plutôt une charge qu’un soutien pour sa famille mais ça n’en est pas moins un deuil pour elle. À ce point de vue je les plains, le mort comme les pauvres vivants. Je tourne ma pensée vers Dieu et vers toi et je l’adore à travers toi.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 181
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette