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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 novembre [1837], lundi midi ¼

Bonjour mon cher petit homme. C’est donc aujourd’hui, à présent peut-être, que l’imposant tribunal prononce son fameux jugement [1]. Je voudrais bien savoir ce qu’ila en est et à quoi tu es condamné et si nous aurons besoin de recourir à la clémence royale pour te faire mettre aux galères à perpétuité. N’oublie pas toujours que tu dois être chez moi à trois heures aujourd’hui, hein.
Je vous aime mon Toto, et fussiez-vous le plus condamné des hommes, je vous aimerai toujours comme à présent. Voilà mon opinion politique et littéraire. Jour on jour. Calypsum non pover pas sua consolerum del départo d’Ulysso [2], etc., etc. Je n’en finirais pas si je donnais carrière à mon latin. Vous savez que je le possède à fond et je m’offre pour corriger les devoirs de Charlot et lui servir de répétiteur. En attendant et pour me tenir en haleine je ne vous causerai plus qu’en latin ou en turcb. Je méprise trop profondément la langue française pour m’en servir. Jour mon petit o. Jour mon gros to. Dépêchez-vous de venir, car outre que je suis très curieuse, je vous aime de toute mon âme, toute chose qui réclame votre présence impérieusement. Nous verrons si le Manière continuera son système de ne pas venir et de ne pas écrire, ça serait drôle. Mais dans le cas où il viendrait, il faut que tu sois là. Ainsi mon petit homme n’oublie pas de venir. Je te dis tout cela comme si tu pouvais m’entendre, tandis que je sais bien que tu ne penses pas à moi et que tu ne m’aimes pas. Oh ! non, tu m’aimes, je le crois. Je t’aime tant, moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 75-76
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Souchon]

a) « ce qui ».
b) « turque ».


20 novembre [1837], lundi soir, 10 h.

Vous devenez de plus en plus insaisissable, mon amoureux. Les triomphes, au lieu de vous charger de leur poids, vous enlèvent, et maintenant il me faudra avoir des ailes comme les oiseaux si je veux vous suivre à la course. Non mais sans métaphores : je ne peux plus parvenir à vous arracher un quart d’heure par jour avec ou sans matelas [3]. Il serait bientôt temps cependant que cela finisse si vous ne voulez pas voir se renouvelera la révolution de JULIETTE [4].
Et puis mon petit Toto j’ai beaucoup de choses à vous dire. Il y va pour moi de la santé et peut-être même de la VIE. Le médecin allemand l’a dit : toute femme qui se retient de parler pendant une fois vingt-quatre heures est une femme perdue [5]. Je suis donc à toute extrémité. Encore une heure et je suis morte. Il n’y a pas là de quoi rire, je vous assure. Soir pa, soir man. Quel nez ! Quel nez [6] ! MM. Delangleb, de Wailly [7] et autres n’ont aucun frais de masques à faire pour le carnaval prochain. Ahc ce cadet-là, quel pifd qu’il a, ahc ce cadet-là, quel pifd [8]……… Joué avec l’orchestre du Théâtre-Français, ce serait harmonieux sous les fenêtres du caissier du susdit théâtre. Je m’offre pour faire ma partie dans les voix de femme. Ah ! vraiment j’en reste baba, ba — voix de poitrine dans la têtee — ba [Dessin].
En attendant que je sois admise dans les chœurs de la Comédie-Française, je chante dans mon cœur tout seul. Mon petit Toto je vous aime, mon Toto je vous adore sans fauttes [9].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 77-78
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « renouveller ».
b) « de Langle ».
c) « à ».
d) « piffe ».
e) Ces termes et les deux syllabes qui les entourent sont mis en exergue sur la feuille : ils sont écrits en diagonale sous un long trait reliant les deux syllabes (ba-ba).

© Bibliothèque Nationale de France

Notes

[1Victor Hugo a intenté un procès à la Comédie-Française. Les audiences se déroulent depuis le 6 novembre. Le 20 novembre, le tribunal se prononce en faveur de Hugo.

[2Improvisation pseudo-latinisante (ou pseudo-hispanisante) qui décline avec humour l’incipit des Aventures de Télémaque de Fénelon (« Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse »). Cette phrase servait d’exemple liminaire pour l’apprentissage des langues par la méthode pédagogique de Joseph Jacotot, selon laquelle n’importe qui peut s’instruire seul et sans maître. Cette méthode avait fait grand bruit dès 1818 et continuait d’être débattue dans les années 1830.

[3Jeu de mots : un « cardeur de matelas » est un ouvrier qui redonne aux matelas leur forme primitive en en démêlant les fibres textiles ; ainsi, dans le langage populaire, « carder ses matelas » signifie mener une vie de débauche, s’étendre souvent sur son matelas (et par là en carder la laine ou le crin), d’où l’amalgame aisé avec l’expression « un quart d’heure de matelas ». Juliette utilise cet amalgame dans un rébus, le 9 février 1844.

[4Jeu de mots entre Juliette et Juillet.

[5Il n’est pas impossible que Juliette ait lu des articles sur les travaux, originaux pour l’époque, du médecin allemand Frédéric-Guillaume Wolf : mort peu de temps auparavant en juin 1837, il a sans doute eu droit à une nécrologie dans la presse française. L’un de ses ouvrages porte le titre De l’onanisme chez les femmes et des moyens préventifs contre cette habitude. La phrase citée par Juliette et qu’elle a sans doute détournée, pourrait en être extraite.

[6En argot, « faire un nez » signifie être déçu, penaud ou vexé. Juliette pense ici aux adversaires de Hugo dans le procès qu’il vient de gagner contre la Comédie-Française.

[7Avocats de la Comédie-Française.

[8Cri de raillerie couramment utilisé par les gamins de Paris, et émanant, à l’origine, d’une chanson populaire.

[9L’orthographe fautive est volontaire, pour l’humour paradoxal ou antiphrastique.

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