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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 10 septembre 1852, vendredi matin, 8 h. ¾

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour. J’ai changé les heures de mes gribouillis parce que je me peigne et je me débarbouille en me levant pour ne pas mêler cette fatigue à ma digestion qui est toujours une affaire compliquée et difficile pour moi. Mais si mes mains sont occupées ailleurs qu’à mon griffonnage, mon cœur lui est à son poste et vous porte les armes aussitôt que j’ouvre les yeux. Ma bouche vous envoie sa bordée de baisers à toute volée comme le canon du fort au soleil. Comment allez-vous mon cher petit Toto ? Comment m’aimez-vous ? Et quand vous verrai-je ? J’avais eu l’espoir ce matin d’une belle journée mais voilà le temps qui se fâche et qui fronce ses nuages. J’ai bien peur que cela n’aboutisse à une ondée continue comme celle d’hier. C’est doublement triste car j’avais compté que tu me ferais sortir un peu aujourd’hui et puis encore j’avais espéré que tu me ferais faire quelques bonnes petites excursions avant de te remettre au travail. Je ne renonce pas tout à fait à cette douce espérance mais je suis pleine d’anxiété en voyant la pluie prendre avec cette espèce de régularité. Il faudra pourtant en prendre mon parti car ce sera probablement le temps ordinaire jusqu’à l’été prochain. La douceur de ce pays tient précisément à ces pluies fréquentes. Mais pourvu que tu me donnes à copier depuis le matin jusqu’au soir je ne me plaindrai pas et je m’accommoderai très bien de ma destinée. En attendant, mon doux adoré, tu tâcheraisa de me donner le plus que tu pourraisb de ton temps. N’oublie pas que tu dois aller au spectacle ce soir et que je n’ai de joie qu’en toi. Je ne t’en dis pas davantage parce que je suis sûre que tu feras tout ton possible pour me donner le plus de temps que tu pourras. Merci, mon petit homme, merci mon Victor bien-aimé. Je t’attends avec toute confiance, heureuse si tu viens, résignée si tu ne peux pas venir, t’adorant dans tous les cas.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 305-306
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « tâcherai ».
b) « pourrai ».


Jersey, 10 septembre 1852, vendredi après-midi, 1 h.

Je t’envoie mon sourire le plus sec, mon cher petit homme, et mes baisers les plus tendres, avec tous mes regrets pour ma sotte susceptibilité qui me fait redouter, comme l’accident le plus grave, un compte à régler avec toi et pourtant, mon doux bien-aimé, personne n’est plus convaincu que moi de ta générosité et de ta bonté. Aussi, je ne sais pas pourquoi j’ai ces ridicules appréhensions chaque fois qu’il doit être question d’argent entre nous. Mais si je ne me défie pas de ton cœur je me défie de ton expérience qui te fait souvent regarder comme possibles des choses impossibles et comme inutilesa des choses indispensables. Et puis en dehors de tout cela, ce je ne sais quoi : orgueil ou dignité, susceptibilité ou délicatesse, qui tient à la nature même de l’animal. Mais, sois tranquille mon petit bien-aimé, je veillerai à corriger cette mauvaise nature et puis je tâcherai d’économiser le plus possible. Ce ne sera pas de ma faute si au lieu de 25 [illis.] par mois je n’arrive pas au 40 [illis.] du loyer. Sans les prendre sur ma santé, bien entendu, car je trouve avec toi qu’il n’y aurait pas d’économie plus stupide et plus ruineuse à un moment donné que celle qui consisterait à appauvrir ma santé. Ainsi, mon petit homme, sois tranquille, de ce côté. Quant au malentendu de tantôt j’espère qu’il ne se représentera plus. Mais se représentât-il mille fois je ne m’en émouvrais tout juste que pour le faire cesser et pour te baiser une fois de plus. Cette fois-ci mon parti est bien pris et rien ne saurait m’en faire changer. Tout cela, ne m’empêche pas, mon petit Toto, de me souvenir que vous allez à la COMÉDIE ce soir et que je vous aurai bien peu vu aujourd’hui si vous ne revenez pas tout à l’heure [1]. J’espère que vous prendrez ma réclamation en considération et je vous attends avec patience. Oui, mon cher petit Toto, je t’attends avec patience et confiance, persuadée que si tu ne viens pas c’est que tu ne le peux pas absolument. Et puis je te souris, et puis je te baise, et puis je t’adore et puis je reconnais que je suis une stupide Juju. Mais c’est la dernière des dernières fois. Tu verras si je mens. En attendant, il faut me redonner un peu de cœur au ventre en venant bien vite et en restant bien longtemps. En échange de cette prodigalité je vous donnerai toutes mes économies.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 307-308
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « inutile ».

Notes

[1Saint-Hélier dispose d’un théâtre le Royal Crescent.

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