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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 7 septembre 1852, mardi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour. Dormez. Il fait froid et brumeux, c’est le moment de se tenir chaudement sous ses couvertures en attendant le soleil paresseux.
Savez-vous, mon cher petit homme, que si le bureau des longitudes et le baromètre Réaumur [1] n’existaient pas, mes gribouillis les auraient inventés. Vraiment mes billets doux ne sont que de vulgaires plagiats du célèbre « Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups » [2]. S’il écrit ce qu’il tue avec le temps qu’il fait, c’est très bien…. Pour un Charles roi de toutes les Espagnes c’est possible, mais ce n’est à coup sûr pas assez pour vous monter l’imagination [3]. Aussi je m’en veux de ne pouvoir étendre mon envergure épistolaire au-delà de ces deux mots : mon Toto, je t’adore, il fait chaud, il fait froid, selon la saison et l’état de mon cœur qui ne varie jamais, lui. Mais, mon Victor, pourquoi ne pas me laisser remplacer ces grotesques pattes de mouche par une pantomime expressive pour laquelle j’ai une aptitude incontestable et pour laquelle encore Mme de Montferrier pourrait me servir de caution s’il le FALLAIT. Je t’assure que, point n’est besoin de syntaxe et de cours de littérature, renforcés de belles locutions de maîtresse d’école, pour exceller dans l’art d’une caresse, le style de l’étreinte, l’éloquence du baiser et le génie de l’amour. Il suffit pour cela d’aimer de toutes les forces de son cœur et de son âme comme je le fais, et de posséder en tout bien tout honneur ta chère petite personne des pieds à la tête. Il ne me manque que cela mais c’est la condition SINE QUA NON pour que mon esprit puisse s’écrier sinon je suis plus stupide qu’un escargotte sans son mâle sympathique [4]. Mais encore une fois à qui la faute ? Si vous osez me la mettre tout entière entre les deux épaules c’est que votre bonne foi est plus faible que votre goût pour les femmes nues et les crapauds visqueux. Dans ce cas-là je ne vous présente pas mon respect, je vous offre mes gifles les plus drues et mes triques les plus dures. Compliments pour lesquels il ne faut ni plume, ni encre, ni papier mais une bonne poigne et pas mal de rancunes rentrées qu’on a besoin d’expectorer sous cette forme frappante avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre bête de Juju à fer et à clous.

BnF, Mss, NAF 16371, f. 293-294
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 7 septembre 1852, mardi soir, 9 h.

Je commence par te rassurer sur le sort de tes deux lettres, mon doux bien aimé, lesquelles sont à la poste dans ce moment-ci. Suzanne vient de les poster et la propriétaire a eu la bonté de l’accompagner pour la rassurer. Il paraît que c’est très sérieusement qu’il ne fait pas bon de s’attarder dans la banlieue de Saint-Hélier. Une autre foisa nous prendrons mieux nos mesures. Maintenant mon cher adoré que je t’ai tranquillisé, il faut que je te remercie de cette bonne petite journée de bonheur, qui, pour ne m’être pas destinée, n’en a pas été accueillie avec moins de joie et de reconnaissance par moi. Bénie soit la mer qui ne s’est pas ouverte et le ver inspiré qui n’a pas donné honneur au pêcheur prudent qui n’a pas voulu travailler à la mer aujourd’hui. Grâce à eux et à lui j’ai eu une délicieuse après-midi et un souvenir heureux de plus à mettre avec tous les autres que je garde si précieusement au fond de mon âme. La seule critique que j’en fasse c’est qu’il ait été si court et qu’il ait fallu se quitter si tôt. Du reste, mon bien-aimé, ma joie a été aussi grande et aussi complète que possible, je n’en n’excepte même pas les marmottes crapoussines [5] qui ont excité ton intérêt le long de la route. Aussi mon Victor, c’est du meilleur de mon cœur que je te souhaite une longue et belle et bonne journée demain à Serk [6]. Si tu ne peux pas venir me voir, je le regretterais, mais je ne me plaindrais pas car tu m’as donné aujourd’hui une bonne petite part de bonheur à laquelle je ne m’attendais pas, Dieu le sait. Ainsi, mon petit homme, amuse-toi sans remords et ménage ta force, ta santé et ta vie dans cette expédition toujours un peu fatigante et hasardeuse et puis pense un peu à moi dans toutes les belles choses que tu vois et aime-moi à travers toutes les grandes poésies de la nature et de ton génie. De mon côté, mon ineffable bien-aimé, je te promets de n’avoir pas d’autre pensée que la tienne, d’autre désir que ton retour, d’autre distraction que t’aimer de tout mon cœur. Et puis si tu n’es pas trop fatigué le soir et qu’il ne soit pas trop tard, j’espère que tu viendras me voir, ne fût-ceb que le temps de remplir mes yeux et mon âme de ta douce vision.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 295-296
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « autrefois ».
b) « fusse ».

Notes

[1Réaumur (René Antoine Ferchault de) (1757 – 1834), physicien et naturaliste français.
On lui doit le thermomètre à alcool qu’il réalisa vers 1730 avec une échelle 0-80. Il est également le père de la sidérurgie française, montrant que la fonte pouvait être transformée en acier par addition de fer métallique.

[2« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups » citation de Ruy Blas (acte II, scène III). La phrase suivante est aussi une citation de cette scène.

[3Suite de la citation parodique de l’acte II, scène 3 de Ruy Blas.

[4Allusion à la boussole palingénésique qui reposait sur la croyance au magnétisme entre escargots.

[5Crapoussin : enfant, mioche.

[6Serk : la plus petite et la plus sauvage des îles anglo-normandes ; elle est située à environ 20 km au nord-nord-ouest de Jersey. « C’est à bord du steamer qui le conduit de Southampton à Jersey que Victor Hugo a aperçu pour la première fois l’île de Sercq le 5 août 1852. Quelques jours plus tard il fait part de son admiration au poète belge, André Van Hasselt : “Il y a, à cinq ou six lieues en mer, un rocher énorme, une île qu’on appelle Sercq. C’est une espèce de château de fées, plein de merveilles.” / Il y excursionne au moins deux fois, en juillet 1853 et en août 1854, avant d’y séjourner du 26 mai au 10 juin 1859, en compagnie de Juliette, de son fils Charles et de quelques amis. »

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