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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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11 juin 1852

Bruxelles, 11 juin 1852, vendredi matin, 8 h.

Bonjour, mon Victor, bonjour je t’aime. Mon amour se voile trop souvent de tristesse mais il n’en rayonne pas moins au fond de mon cœur comme le soleil derrière les nuages dans le ciel. Hier, j’avais cru comprendre que cette partie depuis si longtemps projetée se bornerait à quelques heures de la journée et j’en avais été profondément affligée, ayant compté sur une journée entière de bonheur. Je n’ai pas été maîtresse de te cacher le chagrin que me faisait cette nouvelle déception ; de là la crise douloureuse dont tu as été témoin et dont je te demande mille fois pardon. Je sens tout ce qu’elle a pu avoir d’injuste, de violent et de ridicule à tes yeux, et pourtant, mon Dieu, ce n’était que de l’amour, trop d’amour. Une autre foisa je tâcherai de me contenir davantage et de ne pas me livrer devant toi au découragement que me cause chaque nouvelle déception. En attendant, mon Victor, je te prie d’oublier le malentendu d’hier et de ne pas t’en tourmenter pour les suites qu’il a eues pour moi, car je suis très calme et très résignée ce matin. Je prendrai ce que tu voudras ou ce que tu pourras me donner de ta personne et de ton temps quand et comme tu voudras, où tu voudras, avec qui tu voudras. Si tu ne peux rien me donner je mettrai mon courage à mon amour à ne pas te montrer mon chagrin. Je te sourirai si je peux même tant j’ai à cœur de ne pas ajouter le souci de mon bonheur aux ennuis et à la fatigue que tu as déjà.
Ainsi, mon Victor, sois tranquille, ne pense plus à rien de tout cela. Pardonne-moi et aime-moi si tu peux. J’espère que lorsque tu viendras tu me trouveras telle que tu le désires calme et heureuse. D’ici là, je ne vais que penser à toi et t’aimer de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme. Ce que je fais du reste depuis un bout de ma vie jusqu’à l’autre.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 129-130
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « autrefois ».


Bruxelles, 11 juin 1852, vendredi après-midi, 1 h.

Je t’aime mon Victor, c’est le premier mot qui vient sous ma plume, c’est ma première pensée, c’est le premier élan de mon cœur qui se répète et se continue en même temps que ma vie.
J’ai reçu une lettre de Mme de Montferrier très affectueuse et très triste. Elle me mande qu’elle a été à l’exposition de ton appartement et qu’il y avait un monde fou [1]. Elle s’attriste de la pensée de ne plus nous revoir, elle me demande si je garderai mon vilain appartement. Il est évident que pour tout le monde je me donne l’odieux de garder un mobilier pendant que tu es forcé de vendre le tien. Mais tu sais à quoi t’en tenir et le bon Dieu aussi sur ces monstrueuses apparences d’égoïsme et d’avarice. Quant aux interprétations du public, peu m’importe pourvu que je mérite ton amour.
Elle m’envoie un extrait du feuilleton de Thierry [2] relatif à la vente de tes meubles. Cet extrait, comparé aux articles si abondants de ceux, si chaleureux et si enthousiastes, de Théophile [3] et de Janin [4] paraît bien guindé, bien gêné et bien froid. Du moins voilà l’effet qu’il m’a produit. Elle a vu aussi Vilain qui lui a dit qu’il avait été un mois malade et qu’il était trop triste pour écrire à personne. Il avait été pour voir Madame Hugo qu’il n’avait pas rencontrée. Je viens de relire l’article de Thierry. Tout ce qu’il n’a pas osé dire de toi il le dit de ta noble et sainte femme. Aussi je reviens de ma prévention sur lui de tout le respect, de toute l’admiration, de toute la vénération que j’ai dans le cœur pour elle. Il me semble que je t’aime davantage en t’aimant à travers toutes les nobles vertus de ta femme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 131-132
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Adèle dans une lettre à son mari du 11 juin : « Il est venu une foule immense le jour de l’exposition. Les voitures allaient jusque dans la rue Rochechouart et des gens de toute classe. Beaucoup de personnes se sont assises dans ton fauteuil jaune, tu sais, celui de ta table disant : Je veux pouvoir dire que je me suis assis dans le fauteuil de Victor Hugo, c’est le fauteuil d’un grand homme […] » (Massin, CFL, t. VIII/2, p. 1010)

[2Article d’Édouard Thierry dans L’Assemblée nationale du 7 juin 1852.

[3Le 7 juin 1852 Théophile Gautier publie dans le journal La Presse un article dans lequel il souligne qu’il est encore plus pénible d’assister à la vente du « mobilier d’un homme vivant, surtout quand cet homme se nomme Victor Hugo, c’est à dire le plus grand poète de la France, maintenant en exil comme Dante » qu’à une vente après-décès. Il poursuit par une évocation de son amitié pour Hugo, puis par la description précise du mobilier, du décor et de l’agencement intérieur de la dernière demeure avant l’exil située 37 rue de La Tour-d’Auvergne et conclut : « tout ce mobilier domestique va être démembré et vendu hémistiche par hémistiche, nous voulons dire fauteuil par fauteuil, rideau par rideau. Espérons que les nombreux admirateurs du poète s’empresseront à cette triste vente qu’ils auraient dû empêcher, en achetant par souscription le mobilier et la maison qui la renferme, pour les rendre plus tard à leur maître ou à la France s’il ne doit pas revenir. En tout cas qu’ils songent que ce ne sont pas des meubles qu’ils achètent mais des reliques. » (CFL, t. VIII, p. 1144.)

[4Jules Janin dans le Journal des débats du 7 juin publie un article sur la vente du mobilier dans lequel il exprime sa fidélité à Victor Hugo. Le 9 juin Victor Hugo lui adresse une lettre de remerciements : « Cher poète, on m’apporte votre article et j’ai les larmes aux yeux […] Si on ouvre cette lettre qu’y trouvera-t-on ? Un cœur qui s’épanche dans un cœur. A cette heure où je vous écris on vend mes derniers meubles, mais ce n’est pas cela qui m’occupe. Ce qui m’occupe, me console et me charme c’est le beau poème que vous faites de cette pauvre ruine. Jamais vous n’avez été plus éloquent, plus profond, plus doux […] Un malheur immortalisé par vous n’est pas un malheur. Cette page que vous venez d’écrire surnage sur mon naufrage. Qu’importe ce qui est englouti ? […] » (CFL, t. VIII/2, p. 1009.)

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