Bruxelles, 13 mars 1852, samedi matin
Bonjour, mon pauvre petit piocheur, bonjour mon doux adoré, bonjour. Tâche de ne pas oublier ta drogue ce matin. Si je pouvais à cette distance t’avertir des moments où il faut que tu la prennes. Mais le magnétisme si habile à lire le Constitutionnel [1] par le coude ne l’est pas autant à faire une action utile. C’est pour cela, mon pauvre petit homme, que ma personne auprès de toi vaudrait mieux que tout le fluide du monde quant il s’agirait de te soigner et de te rendre tous les services que je pourrais. C’est une chose bien triste et bien agaçante de sentir entre ma sollicitude et toi cet obstacle invincible qu’on appelle respect humain. Il y a des moments où cela devient un véritable chagrin, c’est quand tu souffres, mon pauvre doux, doux adoré. D’après vos nouvelles conventions vous deviez être ton fils et toi à la besogne ce matin. Pourvu qu’on ait songé à vous allumer du feu. L’air est très vif aujourd’hui. J’en sais quelque chose et mon nez aussi car toutes mes fenêtres sont ouvertes. Du reste un bon et beau temps et qui sent le printemps et le bonheur.
Je ne t’ai pas demandé hier ce que tu ferais aujourd’hui. J’étais si souffrante que je ne pouvais plus parler. Heureusement que la nuit a guéri tout cela. Aussi, mon petit homme, si le cœur et le loisir vous disaient d’essayer avec moi une seconde ravissante promenade comme celle d’hier je vous assure que je ne me ferais pas tirer l’oreille pour y consentir. Mais c’est si peu probable que je ne veux pas même y penser pour m’épargner le regret de la déception. Mon Victor bien-aimé je baise toutes tes adorables perfections depuis la tête jusqu’aux pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 205-206
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 13 mars 1852, samedi après-midi, 2 h.
Je suis impatiente de te voir, mon petit homme, pour te baiser d’abord, des lèvres, des yeux, et de l’âme, pour savoir si tu as songé à prendre ta drogue, si vous vous êtes bien entendu ce matin, toi et ton fils, sur l’heure du travail et enfin si les côtelettes et le faro [2] ont eu plus de succès que le chocolat, toutes choses qui m’intéressent plus les unes que les autres.
Il paraît que Charles s’est plaint qu’on l’aurait laissé manquer de chemises pendant trois jours. Il faut qu’il y ait eu un malentendu puisqu’hier matin celle que je lui avais envoyée deux jours auparavant avec un faux col était encore toute ployée à la même place où Suzanne l’avait déposée. Si tu y avais pensé tu aurais pu le lui faire remarquer. Je tiens à ce que ce pauvre enfant ne m’accuse pas de négligence. Mon intention et ma joie seraient au contraire de le combler de tout ce qui lui serait agréable même en dehors de mes modestes attributions. Si jamais j’ai cent mille francs de rente il verra ce que c’est qu’une Juju maternelle. En attendant je ne peux que lui raccommoder généreusement ses chemises et ses chaussettes et lui donner autant que son trousseau et le règlement le permettent. Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui mon petit homme ? Est-ce que tu ne sortiras pas un peu ? Il fait froid mais beau. Après cela il est essentiel que tu prennes le reste de ta petite bouteille avant ton dîner. Peut-être vaut-il mieux en effet que tu ne sortes pas d’ici là. Soigne-toi, mon cher adoré. Si de sortir te fait du bien, sors tant que tu voudras. Si de voir du monde t’amuse et te distrait, vois tout celui qui te plaira, pourvu que tu te portes bien et que tu sois heureux, c’est tout ce que je désire.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 207-208
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette