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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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12 mars 1852

Bruxelles, 12 mars 1852, vendredi matin, 8 h.

Bonjour, mon bon petit homme, bonjour avec tout mon cœur, avec tous ces doux souvenirs, avec toutes nos douces espérances, bonjour. J’étais bien triste hier sans savoir pourquoi. Les blessures morales comme celles du corps se ravivent à de certains moments sans qu’on puisse l’empêcher. Je te demande pardon, mon pauvre adoré, de t’en avoir rendu responsable. C’était bien injuste, je le sentais à travers cette crise absurde et c’est encore, je crois, ce qui la surexcitait. Pardon, mon doux adoré, pardon et oubli pour cette nouvelle injustice que je me reproche comme un tort grave envers toi.
Je ne sais pas si tu pourras venir me voir beaucoup aujourd’hui mais je te promets, quelle que soit l’exiguïté de mon bonheur, d’être bien résignée et bien courageuse. De ton côté mon petit bien-aimé, fais tout ce que tu pourras après tes affaires et la bienséance, pour venir me revoir ce soir.
Tu sais qu’on ne se couche jamais avant minuit dans la maison et d’ailleurs tu as ta clef et à ce sujet je te rappelle que l’olla podrida [1] doit avoir bien de dimanche en huit. Ne l’oublie pas et n’accepte aucune invitation pour ce jour-là. Quel dommage que ton Charles ne puisse pas en être. Quel malheur que cet entourage soit si impraticable avec lui. Quelle joie cela aurait été de vous voir réunis là et de savoir que vous avez une nourriture saine. Je m’étais bercée de cet espoir dans le commencement mais je n’ai pas tardé longtemps pour reconnaître que cela n’était pas possible. Cette déception n’est pas une des moins douloureuses de ma vie et je ne m’en suis pas encore tout à fait résignée. Cher adoré, je t’aime. J’aime tes enfants. Je voudrais vous servir tous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 201-202
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 12 mars 1852, vendredi après-midi, 4 h.

Merci, mon petit homme, merci de la ravissante promenade que tu m’as fait faire tout à l’heure, il me semblait que toutes les joies refleurissaient en moi, que tout était gai et heureux autour de moi, comme je l’étais en moi-même. Merci, mon Victor, oh merci tu es vraiment bien bon. Je suis si heureuse qu’il me semble impossible que tu ne reviennes pas ce soir. Pourtant, mon pauvre adoré, si tu ne le pouvais pas je te promets d’être bien raisonnable et bien courageuse. En attendant je vais piocher jusqu’à six heures pour être plus tôt arrivée à être débarrassée de cette besogne [2] qui m’ennuie d’autant plus qu’elle m’empêche de copier toutes les belles choses que tu écris. Si j’avais su que ce fût si long je ne t’en aurais pas parlé d’autant plus qu’il te sera impossible de rien faire de ces feuilles. Tu n’auras jamais la patience de passer au crible toute cette poussière pour en extraire quelques menus cailloux insignifiants. Mais là n’est pas la question, il faut arriver bien vite à la fin pour me délecter de ma besogne favorite. Que je suis heureuse, mon petit homme, du nouvel arrangement que tu as fait avec ton bon Charlot. Je suis sûre qu’il en sera de plus en plus heureux et qu’il s’habituera peu à peu à utiliser son talent si rare, si brillant et si original. Mon Dieu, que ce sera doux pour toi et pour lui, cette vie de travail côte à côte [3]. Oh je suis bien contente mon adoré bien-aimé et j’en remercie le bon Dieu avec tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 203-204
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Olla podrida : Ragoût (plat espagnol).

[2Juliette achève l’écriture de son Journal du coup d’État. (cf. note 1 lettre du 9 mars 2 h.)

[3Lorsque Charles arrive à Bruxelles début février 1852 et emménage avec son père, celui-ci lui soumet diverses idées d’ouvrages à écrire : « Une Histoire des quatre années (1848-1851) à faire à huit mains avec François-Victor, Meurice et Vacquerie à partir de la collection complète de L’Événement ; des Lettres de Bruxelles, non politiques, qui présenteraient aux lecteurs de la Revue de Paris ou du Siècle les mœurs de ce pays […] ou bien encore La Conciergerie et les Caves, livre de témoignage sur 1851 mettant en perspective les cachots de la Conciergerie et les caves de Lille […] », Jean-Marc Hovasse, op. cit., p. 25-26. Mais peu de temps après Juliette reproche à Victor Hugo de ne pas faire travailler Charles et de se laisser lui-même divertir par de nombreuses visites et dîners en ville (lettre du 9 février 1852). La cohabitation entre le père et le fils est en définitive organisée par un certain nombre de règles concernant les horaires, les repas (l’idée que Charles les prenne chez les Luthereau est abandonnée) et l’écriture. Victor Hugo accepte pour Charles le projet d’une pièce de théâtre commandée par le directeur des Variétés à condition qu’elle soit rédigée en vers et que son fils s’y consacre après le récit sur la Conciergerie. Juliette est copiste des manuscrits non seulement de Victor Hugo mais aussi de Charles.

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