Lundi 19 juillet [1841], 11 h. ½ du matin
Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon cher amour. Tu n’es pas venu mais je compte sur toi DEMAIN, tu sais pourquoi ? Cela me ferait bien du chagrin si cette matinée se passait sans toi, aussi mon cher petit bien-aimé j’y compte de toute mon âme, entends-tu bien [1] ?
Toujours, toujours de la pluie. C’est bien ennuyeuxa, même pour moi qui ne sors pas. On a de la peine à vivre de ce temps-ci, pour un rien je me recoucherais tant je trouve le temps ennuyeuxa et fatigantb. Il faut plus que du courage pour vivre toujours seule comme je le fais, il faut de l’amour. J’aimerais mieux être obligée de gagner ma vie que de rester dans une inaction qui me laisse compter toutes les heures, toutes les minutes et toutes les secondes de ton absence. J’ai beau n’être pas une minute sans rien faire, ça n’est pas suffisant pour m’intéresser au point de sentir moins péniblement ton absence. Aujourd’hui par exemple c’est intolérable et pour un rien j’enverrais tout au diable et je me sauverais en prenant mes jambes à mon couc jusqu’à ce que la Terre ne puisse plus me porter. Je t’aime trop mon amour et voilà la cause de tous mes maux et de toutes mes joies. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 65-66
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « fatiguant ».
c) « coup ».
19 juillet [1841], lundi soir, 5 h. ½
Toujours pas plus de Toto que de beurre sur la main, c’est bien ennuyeuxa pour ne pas dire un mot plus énergique. J’espérais que vous viendriezb au moins une pauvre petite minute dans la journée pour m’apporter à copier. Eh bien oui, il n’y a pas de danger que vous me donniez ce bonheur-là. Rien, c’est assez bon pour moi. Ia, ia monsire Dodo mais ça ne m’amuse que tout juste. Je compte sur votre patron pour me rabibocher un peu de tous mes mauvais jours [2], après ça je ne saurai plus à quel saint me vouer [3]. En attendant je bisque, je rage et je bois de la tisanec à tire-larigotd. C’est peu régalant, convenez-en scélérat. J’ai eu pour fou rire ma blanchisseuse, je vais avoir pour agrément le raccommodagee de mon linge mais auparavant je veux vous copier la lettre du petit dauphin [4].
Viens donc bien vite mon amour. Vraiment à force de te désirer à sec et de t’attendre indéfiniment, j’en deviens imbécilef et je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais. Je t’aime trop.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 67-68
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « viendrez ».
c) « tisanne ».
d) « tire larigo ».
e) « racommodage ».
f) « imbécille ».
19 juillet [1841], mardi matin, 9 h. ¼
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon amour, bonjour mon vieux menteur. Qui est-ce qui vous a empêché de venir ce matin, scélérat ? Vous ferez tant que je me fâcherai pour de bon et alors il n’y aura plus moyen d’y tenir.
J’ai l’ouvrière Pauline qui découd votre paletot, maintenant il faut de la doublure ou bien ça n’ira pas vite. Si tu as l’argent tantôt nous pourrons aller l’acheter aujourd’hui même. Il a l’air de faire vilain ce matin, c’est à peine si je vois à t’écrire. C’est vraiment bien ennuyeuxa, je crois que j’aime encore mieux la gelée que la pluie, c’est moins triste. Pourquoi n’êtes-vous pas venu, mon amour ? Cela ne vous aurait pas empêché de travailler toute la nuit comme un pauvre chien, mais vous vous seriez reposé ce matin auprès de moi, ce qui m’aurait rendueb bien heureuse. Et puis vous auriez été tout porté pour aller chercher votre doublure. Vous êtes une bête, taisez-vous.
Suzanne a été chercher le chevalet chez Mme Guérard [5]. Il est là mais je ne l’ai pas encore vu. Je voudrais être aussi indifférente à votre endroit, je ne serais pas aussi tourmentée et aussi impatiente quand je ne peux pas vous voir autant que je le désire. Taisez-vous, vous êtes une bête et moi aussi mais je vous aime de toute mon âme, moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 69-70
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « rendu ».