9 février [1841], mardi, midi ¼
Eh ! bien, mon cher bien-aimé, n’avais-je pas raison de rire et de pleurer tout à la fois de ta promesse cette nuit ? Rire de cette naïve confiance en ma crédulité qui te faita répéter tous les soirs les mêmes mots sans y attacher l’importance qu’ils méritent, pleurer de regret et de chagrin de te voir partir pour ne plus te revoir pendant vingt-quatre heures, sachant que tu vas travailler tout ce temps-là comme un pauvre chien. Aussi mon cher bien-aimé, le phénomène dont tu as été témoin cette nuit n’est pas rare chez moi. Je ris bien souvent pour ne pas pleurer, et presque toujours dès que tu as tourné le coin de ma rue [1] le jour ou fermé ma porte la nuit, mon rire se change en larmes amères. Je t’aime trop pour ne pas sentir ton absence continuelle et les motifs de cette absence. Je t’aime depuis huit ans [2], mon cher petit homme, et mon amour a toujours été en augmentant tandis que le tien…..b est peut-être ce que le petit morceau de papier que tu as mis dans ma cheminée pour allumer un très gros feu est devenu depuis douze heures : rien, pas même de la cendre. Cela ne t’empêche pas, mon généreux homme, de te dévouer pour moi, de passer toutes les nuits pour moi, d’être bon, doux et indulgent pour moi parce que ta nature est divine, parce que tu es aussi bon que Dieu. Mais…..b je voudrais que tu fussesc aussi méchant que tu es bon, aussi égoïste que tu es dévoué, aussi ordinaire que tu es sublime et être aiméed de toi. Ton amour, ton amour c’est tout ce que je veux, c’est plus que mon bonheur, c’est ma vie. Je t’aime, moi.
L’ouvrière [3] n’est pas venuee. J’ai reçu une lettre de Claire [4].
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 125-126
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « fais ».
b) Il y a cinq points de suspension.
c) « fusse ».
d) « aimé ».
e) « venu ».
9 février [1841], mardi soir, 5 h. ¼
Tu veux donc que je sois gaie, mon petit homme ? Tu veux donc que je t’aime moins ? Car, comment être gaie quand l’homme que vous aimez, c’est-à-dire votre âme, votre joie, votre vie, est absent. Comment être gaie ? Je n’ai pas encore pu trouver la solution de ce problème et je crois qu’il ne se trouve que dans l’indifférence. Malheureusement je n’en suis pas encore là.
Quant à toi, je ne sais pas si tu as d’affreuses compensations quelque part à l’amour insipide et ennuyeuxa qui t’obsède de ma part mais je sais que tu n’as jamais eu l’air plus gaib et plus heureux qu’à présent. D’où cela vient-il ? Ton cœur et le bon Dieu le savent, et moi je crains de le deviner.
J’ai envoyéc chercher ton odontine [5], j’ai mis de côté 250 F., j’ai envoyé l’acompte à Mme Guérard [6], j’ai payé Suzanne, j’ai mis 100 F. à part pour le mont-de-piété et j’ai écrit les 500 F. empruntésd à Guyot [7] parce que j’ai fini par comprendre la répartition de la somme. Enfin, j’ai une proposition à te faire à laquelle j’espère tu souscriras. Voici ce que c’est : c’est d’employer les 40 F. de la robe de velourse à renouvelerf l’abonnement de musique de ma fille. Tu ne sais pas quelle joie, mon adoré, tu me feras en consentant à cette petite transposition de la destination première de ces 40 F. Ne me refuse pas, mon bien-aimé, et je te sourirai de ce bon sourire qui te plaisait tant autrefois et que tu trouves si rare depuis que je te vois à peine quelques minutes par jour. Je t’aime, je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 127-128
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « gaie ».
c) « envoyer ».
d) « emprunté ».
e) « velour ».
f) « renouveller ».