Guernesey, 2 août [18]63, dimanche matin, 7 h. ¼
Bonjour, mon grand adoré, bonjour, je suis contente, je t’ai vu tout à l’heure, je craignais que la lecture (quelle lecture !) ne t’eût fatigué, mais il me semble que tu vas très bien. Peut-être est-ce le désir ardent que j’en ai qui me le fait croire, vu à cette distance ? Enfin j’en aurai l’entière certitude quand je te verrai tantôt. Jusque-là, il faut que je m’en rapporte à mon seul désir. Sais-tu, mon grand adoré, que depuis hier soir ma pensée n’ose pas se détourner de toi dans la crainte de tomber de la hauteur vertigineuse de ton génie où elle s’est laissée emporter sans savoir comment elle en pourrait redescendre. Je n’ai pas d’ailes, moi, et le vide qu’il faut traverser de ton aire sublime au plancher du bourgeois me fait peur et horreur. Comment faire ? Piquer une tête dans mon amour, c’est là seulement où j’ai pied. Paff, c’est fait ! Mon amour défie le tien à cet exercice-là. Il est vrai que je n’ai fait que changer de délire. Après l’admiration, l’adoration, ce sont les deux pôles de mon âme et je n’en peux pas sortir. Tu es pour moi toute la création et je vois Dieu à travers ton génie mieux que ne le voyait Moïse dans le buisson ardent [1].
BnF, Mss, NAF 16384, f. 205
Transcription de Gérard Pouchain