Jersey, 19 juillet 1855, jeudi matin, 10 h.
Je suis consternée, mon pauvre petit Toto, car je viens de commettre de plus stupide et la plus déplorable maladresse sur les secondes épreuves de ton livre.
J’ai cru couper dans le sens et j’ai coupé à travers le texte et cela avec ce mauvais couteau d’ivoire ébréché de sorte que c’est non seulement mal coupé mais déchiré et déchiqueté d’une façon irrémédiable. Il ne me fallait plus que ce malheur pour me raccommoder avec moi-même ! Quand je pense à la contrariété que tu en éprouveras et au retard inévitable que cela apportera dans l’impression, je suis tentée de me battre. Malheureusement, cela ne me rendra ni moins bête, ni moins haïssable, et ne t’épargnera aucune peine et aucun ennui !
Et puis quel temps pour ta pauvre fête ! Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de la remettre à demain ? D’ici à demain, il peut faire un soleil admirable car les variations de température sont rapides et multipliéesa dans cette île. Quelle que soit la tristesse que j’aie eue à l’occasion de cette fête, personnellement, je n’en suis que plus sensible à la déception qui t’arrive aujourd’hui ainsi qu’à tous les tiens. Quoique tu en dises, mon Victor, je t’aime comme il faut t’aimer et surtout comme je voudrais être aimée de toi. J’espère que vous aurez trouvé moyen d’ajourner vos petites réjouissances de ce soir [1]. Quant à moi, je vous donne de tout mon cœur, mon SAMEDI, pour peu qu’il soit plein de soleil pour en tirer toute la joie que vous pourrez. Mon lot serait encore le plus enviable puisque j’aurais contribué à vous donner un jour de bonheur. En attendant, je t’aime jusqu’aux larmes jusqu’à l’injustice, jusqu’à la douleur.
Juliette
BNF, MSS, NAF 16376, f. 287-288
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
a) « multipliés ».