Jersey, 8 avril 1855, dimanche après-midi, 2 h.
Que tu es bon, mon cher bien-aimé, d’être revenu hier soir par cette nuit froide et pendant que tu avais du monde chez toi. Cette marque de ton ineffable bonté n’est certes pas nouvelle pour moi mais elle m’a touchée comme toujours jusqu’au plus profond de mon cœur. Je m’étais couchée malade et triste mais à ta douce voix, j’ai retrouvé des baisers et un sourire que je t’ai jeté à travers ma vitre pour te servir d’escorte et de phare en chemin ; t’en es-tu aperçu ? J’aurais voulu pouvoir m’endormir tout de suite sur cette bonne impression mais le souvenir de quelques-uns de tes derniers vers [1] m’a tenue éveillée presque toute la nuit. Et pourtant Dieu sait que je ne vais pas te faire un crime de tes regrets pour l’être fier et doux que tu crois avoir laissé pleurant en France et faire de ta peine le remordsb de ton injustice mais il m’est bien pénible de savoir que tu ne vois plus aujourd’hui sur le chemin de ta vie où je t’accompagne que l’ombre et les torts expiés dans lequel jadis tu trouvais des fleurs et des pelouses vertes. Cesa plaintes s’adressent à quelqu’un qui n’est pas précisément le lecteur littéraire. Je ne te demande pas ton secret, pas plus que tu ne peux m’empêcher de voir à travers la transparence de ta poésie l’état de ton cœur. Je voudrais, mon pauvre bien-aimé, t’inspirer plus de confiance en moi et te forcer à être heureux sans risquer d’offenser et de faire saigner le cœur de personne. Pour cela, il ne te faudrait qu’un peu de courage et de [franchise ?]. Pourquoi ne le veux-tu pas ? Faut-il donc que je fasse tout le sacrifice à moi toute seule ? Je t’aime assez pour cela, si tu y consens, rien ne m’est impossible pour faire ton bonheur ?
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 145-146
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
a) « Ses ».
b) « remord ».