14 janvier [1848], vendredi matin, 9 h. ½
Bonjour, mon plus que bien-aimé, bonjour, mon adoré petit homme, bonjour, je t’aime de toutes les puissances de mon âme. Comment vas-tu ce matin ? As-tu bien dormi ? J’espère que je te verrai tantôt et que tu m’apporteras au moins un des journaux qui contiennent ton discours [1]. Je suis impatiente, et le public est comme moi, de savoir toutes les belles choses que tu as jetées à ces sourds de nature et de volonté. Pour ma part et malgré l’émotion et la colère que je n’aurais pas manqué d’avoir, je regrette de ne t’avoir pas vu et entendu hier au milieu de ce tumulte et de ce brouhaha. Il faut que je me contienne beaucoup pour ne pas envoyer chercher le journal au cabinet de lecture. Mais je veux te donner une preuve de force et de patience et je me résiste courageusement.
Je t’ai bien peu vu hier, mon doux adoré. Il faudra un fameux rabibochage ce soir. Je voudrais déjà y être. Heureusement que je te verrai encore un peu d’ici-là. Quel bonheur !!! Il y a longtemps que ce cri de joie n’a été poussé dans ma maison, c’est pour ne pas l’oublier tout à fait qu’il m’arrive de le pousser pour peu de choses, car c’est bien peu de bonheur à la fois que de te voir une minute en passant. Oh ! non c’est beaucoup, c’est tout. Si peu que ce soit, cela me réjouit le cœur et je suis la plus heureuse des femmes en ce moment-là. Je t’aime mon Victor, je t’adore mon Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 19-20
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
14 janvier [1848], vendredi midi
Je vais te voir tout à l’heure, mon Toto bien aimé. Cette certitude me réchauffe le cœur comme un rayon de soleil. N’oublie pas de m’apporter au moins un journal contenant ton discours car je grille d’impatience de le lire [2]. Je suis sûre qu’il fait un fameux effet dans le public. Quel pied de nez pour le cousin [3] et pour tous les interrupteurs de la boutique. Je leur fais les cornes d’ici et je leur tire la langue tant que je peux et tous les lecteurs en font autant. C’est bien fait. C’est très ressemblant et je les défie d’en faire un portrait plus réussia. Il y avait cependant longtemps que je n’avais fait de l’art, je craignais de m’êtreb rouilléc la main mais je vois que mes craintes étaient mal fondées. Jamais mon talent n’a été plus pur, plus grand, plus suave et ébouriffant. Je suis contente de moi. On le serait à moins et vous ? Je désire que votre opinion me confirme dans la mienne et vous êtes assez loyal pour ne pas vous refuser à l’évidence. Cher petit homme, je mâche de la filasse pour me faire prendre patience en attendant que tu viennes mais cela ne me divertit pas beaucoup. J’aimerais mieux autre chose de plus drôle. En attendant je fais ce que je peux pour user le temps et je t’aime à plein bord. Je pense que tu pourras peut-être me lire du Jean Tréjean [4] ce soir et j’[en suis ?] à la joie de mon cœur. D’ici là je te baise tant que je peux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 21-22
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) Juliette Drouet a dessiné sur le papier un autoportrait d’elle tirant la langue et faisant les cornes
b) « mettre ».
c) « rouillé ».