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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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4 août 1841

4 août [1841], mercredi après-midi, 3 h ½

Vous m’avez fourré là une belle invention de facture pour la poupée, voilà plus d’une heure que je taille des petits morceaux de papier et que j’essaye dans tous les sens sans en pouvoir venir à bout [1] ; pendant ce temps-là la copie ne se fait pas et je me fais un affreux mauvais sang. Que le diable patafiole [2] monsieur Toto de me faire faire des bêtises comme ça. J’en ai des crampesa dans les mains et je n’ai rien fait de bon ; Toto est une bête, Toto est une fichue bête.
Avez-vous enfin gagné votre procès [3] ? Ceci me consolerait un peu de la perte de mon précieux temps, mais vous êtes assez inepte pour l’avoir perdu et pour vous êtreb flanqué sur le casaquin les dépends, les amendes etc. , non compris le pied de nez dont vous orneriez votre existence à partir de ce jugement mémorable. Je voudrais bien savoir au juste ce qu’ilc en est. Jour Toto, jour mon petit o. J’ai un tas de petits morceaux [de] papier sur ma table gribouillés sur tousd les côtés en long, en large, en travers et en biais. C’est cependant vous qui êtes cause que j’ai passé mon temps à essayer une chose impossible. Si je vous tenais je vous ferais me le payer mon temps avec tout ce que vous me devez depuis ce matin car Dieu merci vous m’avez demandé assez honteusement CRÉDIT. Vous êtes bien le marquis de Bon-Vouloir dont parle la duchessee de Verneuil [4]. Taisez-vous, grand abatteur de [boue  ?] : vous devriez vous cacher. D’ailleurs de ce temps-ci il serait assez prudent de vous mettre à couvert. Où êtes-vous, monstre ? Votre procès doit être jugé à présent ? Pourquoi ne venez-vous pas me dire ce qu’ilc en est ? Vous savez cependant bien que cela m’intéresse mais vous vous pendriez si vous saviez faire quelque chose de bien. Tenez, décidément vous êtes un monstre avec lequel je n’ai plus rien de commun. Laissez-moi tranquille.
D’ailleurs j’ai à copier. Ainsi il faut que je me dépêche, je n’ai pas le temps moi de vous dire des stupidités indéfiniment. Apportez-moi donc votre museau à baiser, votre nez à admirer, votre bouche à adorer et votre haleine à boire. Vite vite je suis très pressée. Je me suis tellement appliquéef à essayer de faire ces petites cochonneries que j’ai la main engourdie et les doigts impatientés de ces tentatives malheureuses. Si vous voulez une facture microscopique vous la ferez vous-même mais ne comptez pas sur moi pour ce genre d’exercice. J’en ai assez pour aujourd’hui. Ce dont je n’ai pas assez, c’est de vos baisers et de votre amour. Tâchez de m’en apporter très tôt. Je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 113-114
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « cranpes ».
b) « êtes ».
c) « ce qui ».
d) « tout ».
e) Juliette avait écrit « marquise » à l’origine, ce qui est le bon titre.
f) « appliquer ».

Notes

[1Le jeudi précédent, Juliette a annoncé qu’elle avait une nouvelle poupée qu’elle allait offrir à la fille de Victor, Adèle Hugo, pour compléter sa collection. La veille au soir, elle précisait : « J’ai fait trois bouquets de fleurs pour le petit carton, plus une facture au nom de Madame Dédé. Tout est prêt maintenant et vous pouvez faire débuter cette nouvelle actrice sur la table de Dédé. »

[2Populaire et familier qui n’est guère usité que dans cette phrase : « Que le bon Dieu te patafiole, que le diable te patafiole, c’est-à-dire te confonde/te maudisse » (Littré). Cette expression revient de temps à autre sous la plume de Juliette, parfois avec la variante « que la diable les rapatafiole ».

[3Hugo, avec le concours de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, a porté plainte avec son avocat Paillard de Villeneuve contre les théâtres qui faisaient représenter Lucrezia Borgia, l’opéra de Donizetti adapté de Lucrèce Borgia, créé à Milan en 1833 et joué à Paris au Théâtre-Italien à la fin du mois d’octobre 1840. Le livret, traduit en français par un certain M. Monnier, portait en effet le même nom que la pièce de Hugo sans qu’on lui ait demandé la moindre autorisation. Hugo va gagner son procès et après l’appel, le jugement définitif sera prononcé le 5 novembre 1841.

[4Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, était la fille de François de Balsac, comte d’Entragues, et de Marie Touchet qui avait été favorite de Charles IX. Elle-même fut favorite d’Henri IV qui l’aimait avec passion, mais cet amour ne fut en rien réciproque car Henriette ne songeait qu’à assouvir ses ambitions.
C’est ainsi qu’elle avait cruellement surnommé le roi « le capitaine Bon-Vouloir » pour se moquer de ses piètres prouesses amoureuses...

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