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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 février [1843], jeudi soir, 6 h. ½

Je ne veux pas te rien cacher, mon cher adoré, même quand je sens que cela te sera désagréable par suite de nos conventions ; voici ce que c’est : la femme de mon père [1], ma tante enfin, est venue tantôt une heure après que tu as été sorti de la maison. C’est moi qui lui ai ouvert la porte. Comme je n’ai pas voulu faire d’esclandre, chose que la méchante femme a cherché à provoquer par tous les moyens possibles, je l’ai reçuea et écoutéeb, si on peut appeler écouter le supplicec que je me suis infligé pendant plus d’une heure que j’ai été en tête-à-tête avec cette odieuse vieille femme. J’ai eu la patience et le courage de souffrir toutes les lâches et ignobles injures de cette créature. Bien m’en a pris, car son but évident était de me pousser à la jeter violemment à la porte afin de faire amasser les voisins et de détruire notre repos peut-être à tout jamais. Ce que j’ai souffert pendant cette longue heure ne peut pas s’exprimer, c’est tout au plus si tu pourras t’en faire une idée. Au reste mon courage a porté ses fruits. Tout s’est passé entre nous, rien n’a transpiré au dehors et même dans ma maison parce que Suzanne faisait le ménage pendant que je tenais tête à cette monstrueuse femme. Elle s’en est allée sans avoir eu ce qu’elle désirait et j’espère, persuadée que je ne la crains pas.
Voilà, mon pauvre adoré, l’assaut que j’ai eu aujourd’hui et dont je te fais part avec le regret de te troubler et de t’occuper d’une chose révoltante et à laquelle je ne songe qu’avec le plus profond dégoût.
Il fait un temps ravissant, mon Toto, et dont j’aurais bien voulu profiter si tu l’avais pu. Il paraît que tu auras eu répétition, mon pauvre ange, puisque tu n’es pas revenu. Je n’ose pas te prier de me mener à Lucrèce ce soir parce qu’il est peu probable que je l’obtiendrai. Je me résigne donc à passer ma soirée seule chez moi comme c’est depuis longtemps ma triste habitude.
Tâche au moins de n’y pas aller sans moi et de ne pas marier personne ce soir. Vraiment je n’ai jamais vu un homme plus à tout le monde, excepté à sa maîtresse, que toi.
Pauvre adoré, voilà que je te grogne et que je te tourmente quand rien n’est plus éloigné de mon intention et de mon cœur. L’atroce méchanceté de cette vieille femme m’a laisséed un noir dans l’âme que j’ai besoin exhalere n’importe comment. Cependant, mon Toto, bien-aimé, je ne veux pas que ce soit aux dépensf de l’amour que j’ai pour toi. J’aime mieux que ce soit sur Cocotte que retombe ma colère, trop longtemps contenue. Justement la petite scélérate justifie que de reste mon impatience et ma fureur par ces cris agaçants. Veux-tu te taire ! veux-tu te taire ! veux-tu te taire !
Baise-moi mon cher adoré et aime-moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 175-176
Transcription de Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

a) « reçu ».
b) « écouté ».
c) « suplice ».
d) « laissé ».
e) « exaler ».
f) « au dépend ».

Notes

[1Juliette Drouet appelle « mon père » René-Henri Drouet, mari de Françoise Marchandet, sœur de la mère de Juliette Drouet. Autant elle a de la tendresse pour le premier, autant elle a de l’aversion pour la seconde à qui elle a été confiée après avoir perdu ses parents, et qui s’est hâtée de se débarrasser d’elle en la mettant au couvent.

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