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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 19a février 1854, dimanche soir, 9 h.

J’étais toute triste ce matin, mon cher adoré bien-aimé, en songeant au vingt-et-unièmea anniversaire de mon amour. Cette majorité loin de me rassurer m’effrayait en raison même de son âge. Aussi, au lieu de l’accueillir avec confiance et bonheur, j’aurais voulu pouvoir m’en détourner et me cacher de lui par une sorte de pieuse coquetterie de l’âme ; mais dès que je t’ai vu, dès que j’ai eu lu tes adorables lignes, toute ma défiance s’est évanouie et je me suis sentie aussi brave de cœur que le premier jour où je me suis donnée à toi. Maintenant mon doux adoré, je n’ai plus peur du tout de prolonger mon amour au-delà de toutes les jeunesses et même encore plus loin, puisque je sais que tu comptes dessus pour y reposer quelquefois tes jours si remplis d’actions admirables et sublimes. Je te remercie du fond de mon âme d’associer à nos souvenirs et à nos espérances la sainte protection de nos deux anges [1]. Si jamais amour a pu trouver grâce devant les anges et devant Dieu, c’est le mien entre tous les autres. Car je t’aime de l’amour le plus honnête, le plus pour et le plus dévoué qu’une pauvre créature humaine puisse éprouver. Quand je te regarde je me sens inondée de ravissement. Quand ma pensée s’arrête sur toi, mon esprit se fond en admiration. Enfin mon cœur, mon âme, tout mon être s’abîmentb dans une sublime adoration comme si j’appartenais déjà à l’autre vie. Il résulte de cela, mon tout bien-aimé, que les mots sont insuffisants à te dire ce que j’éprouve et que je me trouve presque aussi déraisonnable de le tenter que d’essayer de mettre l’océan en bouteilles. Je le fais pourtant tant est grand le besoin de t’aimer jusque dans les plus petits détails.
Bonsoir mon petit homme, bonsoir comme au plus jeune temps de notre amour. Bonsoir, dors bien, tâche de ne pas trop entendre l’ouragan qui hurle avec rage dans ce moment-ci. Couche-toi de bonne heure pour réparer les trois ou quatre nuits de sublime insomnie. Pense à moi en rêve et aime-moi à travers ton sommeil. Moi, pendant ce temps, je te bercerai de caresses et de baisers.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 76-77
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Chantal Brière
[Souchon, Pouchain]

a) Sur le manuscrit le 17 est modifié en 19 d’une autre main.
b) « vingt-unième ».
c) « s’abime ».

Notes

[1Les deux anges sont Léopoldine Hugo et Claire Pradier, leurs filles respectives, mortes prématurément. Hugo les évoque dans la lettre rituelle qu’il écrit à Juliette le 17 février, pour célébrer les vingt-et-un ans de leur amour : « […] Ta pensée est ma compagne ; mon corps a une ombre faite de nuit, mon âme a une ombre faite de lumière. Cette ombre lumineuse de mon âme, c’est ta pensée. – Penser à toi, pour moi, c’est comme si je respirais hors de la vie mauvaise le souffle de la vie meilleure. À mesure que j’avance dans le temps, j’espère dans le tombeau ; car je sens que je t’y retrouverai et que tu m’y retrouveras. Je sens que nos deux anges nous y attendent. Par moments, dans les phases ardentes de la souffrance et de la lutte, il me semble sentir sur mon front le mystérieux rafraîchissement de leurs ailes. […] » (éd. Gérard Pouchain, p. 113).

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