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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 avril [1847], jeudi matin, 8 h.

Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mais je ne suis pas contente. Pourquoi donc n’êtes-vous pas resté hier au soir puisque ma jeune péronnelle [1] allait s’en aller et pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? Je connais votre réponse : je travaille. Mais cette réponse facile ne me satisfait pas, tant s’en faut, et me fait l’effet d’une variante au bonhomme Roussel, à l’amende pendante de Paul Meurice et au carabinier de Charles aussi peu amusant que vous. Du reste, je conviens que je suis peu attrayante et la preuve c’est que Vilain lui-même n’a voulu voir que moi pour ne pas se laisser acoquiner un jour de plus à Paris. Mais l’indifférence avec laquelle j’ai respecté le manteau de ce moderne Joseph [2], je ne la possède pas au même degré pour vous. Aussi j’ai toutes les peines du monde à m’habituer à votre répulsion. Je crois même que je ne m’y habituerai jamais, pas même dans l’autre monde, ce qui me promet une heureuse éternité. Enfin puisque c’est comme cela, il faut bien me résigner car plus je veux vous ramener à moi et moins vous vous y prêtez. Peut-être qu’en vous abandonnant à vous-même vous aurez quelques bons retours de pitié et de tendresse pour la pauvre femme qui se résigne et qui souffre. C’est là-dessus que j’espère pour me donner de la patience et du courage.
Ô si vous veniez de bonne heure aujourd’hui, si vous pouviez rester longtemps et si le médecin vous trouvait toujours mieux, comme je serais heureuse, comme je vous bénirais et comme je remercieraisa le bon Dieu. Tout cela n’est pourtant pas impossible ni même bien difficile si vous y mettiez un peu de complaisance et de prudence. Tâchez donc que ce soit ainsi et vous me comblerez de joie.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/18
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « remercirais ».


15 avril [1847], jeudi matin, 10 h.

Bonjour, mon petit homme que j’aime, bonjour, vous que j’adore, bonjour, toi que je baise, bonjour, comment que ça va ce matin ? Et ton pauvre pied, comment va-t-il ? Quant à moi, je vais très bien si tu m’aimes. Il fait un froid de loup mais j’ai le soleil dans le cœur si tu m’aimes.
J’espère aller te chercher tantôt, ce qui me fait prendre en patience ton absence, et puis je sais qu’ils sont dans l’album [3]. Cette pensée suffit à mon bonheur. Voime, voime, cependant j’aimerais mieux qu’ils soient un peu moins dans l’album et un peu plus dans mes griffes. Cela viendra peut-être un jour. Je guetterai si bien le moment de les agripper qu’ils finiront par m’appartenir en légitime propriété. En attendant, je suis forcée de me contenter de leur vue et de leur sublime devise : ils sont dans l’album. C’est déjà quelque chose en attendant mieux. Baisez-moi et taisez-vous.
Quels chiens avez-vous à fouetter ce soir ? Il est probable que vous me direz cela quand ce sera fini. Dieu que je voudrais être une méchante fée pendant seulement vingt-quatre heures. Quelles boulettes je leur ferais avaler à tous et à toutes, sans préjudices des ordonnances de police dans la canicule. Quel bonheur de vous réduire à moi seule pour toute pâtée. D’y penser, ça m’en fait venir l’eau à la geule.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 80-81
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette


15 avril [1847], jeudi après-midi, 2 h. ½

Vous croyez peut-être que ce temps-là vous débarrassera de moi ? Eh ! bien détrompez-vous car j’irai malgré le vent, le grêle, la pluie et le soleil. Ainsi résignez-vous car je m’apprête à vous aller chercher à travers tous les frimasa et jusque chez Mlle Féau. J’espère voirb poindre bientôt votre cher petit museau à l’horizon, aussi j’écris un œil sur mon papier et l’autre sur ma porte cochère. N’allez pas me jouer le très vilain tour d’aller à l’Académie directement. D’ailleurs il faut que vous baigniez vos yeux [4].
Je ne me lasse pas de vous demander la suite de Jean Tréjean mais vous ne vous lassez pas de me la faire attendre. Convenez que vous abusez à plaisir de ma soumission de caniche et que vous mériteriez bien que je me lasse de ce rôle débonnaire mais frisé, pour prendre celui de tigresse du Bengale.

3 h.

Mon pauvre pélican du riflard [5], tu as encore sacrifié ton infortunée bosse pour préserver la mienne de toute averse et à l’heure qu’il est, tu dois être trempé. Je t’admire, mais je ne t’approuve pas et j’aurais beaucoup mieux aimé que tu ne te fassesc pas mouillerd. Je t’adore et je te plains de tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 82-83
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « frimats ».
b) « voire ».
c) « fasse ».
d) « mouillé ».

Notes

[1Louise Rivière.

[2Personnage de la Bible (Genèse) pour lequel le motif du vêtement, et tout particulièrement le manteau/tunique, occupe une place considérable. Jacob offre à son fils préféré, Joseph, pour ses 17 ans, une tunique de grand prix qu’il a confectionnée lui-même avec plusieurs couleurs. Pris de jalousie et de haine, ses onze demi-frères le vendent comme esclave, ramenant ensuite la tunique tachée de sang de bouc à Jacob en inventant une attaque de loups.

[3À élucider.

[4Juliette évoque dans de nombreuses lettres les problèmes ophtalmiques de Victor Hugo.

[5Argot : parapluie.

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