Jersey, 3 juillet 1854, lundi après midi, 4 h.
Bientôt vingt-quatre heures que je ne t’ai vu, mon cher petit homme, ce n’est pas que je m’en vante, hélas ! mais je serais bien contente si tu t’en apercevais au même moment et si tu venais bien vite me rabibocher de ta beaucoup trop longue absence.
J’ai fait ta commission hier. Maintenant j’irais là les yeux fermés s’il était nécessaire. J’espérais que tu aurais pu venir au devant de moi hier au soir au risque de brûler quelque peu la politesse aux dames blanche, noire, grise avec lesquelles vous êtes en magique coquetterie [1]. Mais vous n’avez pas eu garde de me donner la préférence, ce qui fait que je me suis couchée piteusement comme une pauvre Juju abandonnée de son revenant Toto. Heureusement que j’avais conservé mon affreux mal de tête, on ne peut pas tout avoir à la fois.
J’avais guigné une espèce de rayon de soleil tantôt et je m’étais hâtée de me mettre sous les armes [2] dans le cas où vous auriez eu la pensée de tenir une de vos nombreuses promesses de promenades pour la première fois de votre vie. J’en ai été quitte pour mes frais d’espérance et de toilette, il n’y a pas eu plus de Toto et de soleil que sur la main. C’est encore partie remise. En attendant je vous aime à poste fixe, ce qui vous est bien égal et je vous attends imperturbablement, ce qui vous amuse. Taisez-vous démagogue, taisez-vous brahmine, taisez-vous magicien Toto mago [3] que vous êtes.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 231-232
Transcription de Chantal Brière