Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1847 > Mai > 21

21 mai 1847

21 mai [1847], vendredi matin, 7 h. ¾

Bonjour mon Victor bien-aimé, bonjour mon doux adoré, bonjour ma joie, ma vie, mon âme, bonjour. Tu dors encore je l’espère car tu as dû te coucher très tard ? Dors, mon bien-aimé, et que mon amour t’apparaisse comme un doux rêve quoiqu’il soit le plus souvent une trop maussade réalité. Je voudrais déjà avoir ta chère petite lettre pour la baiser comme je voudrais te baiser toi-même, pour la respirer comme un bouquet ou comme ta douce et suave haleine. Sans cette chère lettre que j’attends et que je désire de toute mon âme, cette journée me paraîtrait encore plus triste que d’habitude à cause de l’idée qu’on y attache. Il n’y a rien de plus dérisoire qu’une fête [1] quand on a le cœur en deuil, mais il n’y a pas de douleur, si triste qu’ellea soit, qui ne se calme devant l’amour. Aussi est-ce sur ta chère et d’avance bien adorée lettre que je compte pour me faire oublier tout ce que cet anniversaire me rappelle de douloureux et de funeste. Cher adoré, mon refuge dans le malheur, ma joie quand tu me souris, mon bonheur quand tu m’aimes, je t’envoie en pensée ce matin tout ce que j’ai de plus tendre et de plus reconnaissance, de plus doux et de plus amoureux, de plus pur et de plus passionné.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/24
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « quelle ».


21 mai [1847], vendredi matin, 9 h.

Je t’écris en attendant Suzanne qui, sous prétexte de ma fête, apparemment a disparua de la maison depuis ce matin. Du reste, je ne m’en plaindrais pas si le ménage n’en souffrait pas. Ah ! justement la voici. Elle vient de la Halle, dit-elle, mais il est vrai d’ajouter qu’on y avait pas du tout besoin pour aujourd’hui. Enfin, il n’y faut pas regarder de si près et surtout, il n’aurait pas fallu t’en parler. Toutes ces infortunes de pot-au-feu doivent te paraître on ne peut pas plus insipides et plus ennuyeusesb. Je ne sais pas pourquoi je me laisse aller à te les raconter en détails, cela tient à l’illusion que je me fais chaque fois que je t’écris. Il me semble que je te parle en personne et que tu m’écoutes avec ta douce patience et ton ineffable indulgence, de sorte que je prolongerais indéfiniment mes rabâcheries pour avoir le plaisir égoïste de t’ennuyerb plus longtemps. N’est-ce pas que l’amour rend bien méchant [2] ? Non, bien bête, quand c’est une Juju qui s’en sert.
Avec tout cela, je ne vois pas non plus la plus petite lettre. Est-ce qu’elle serait allée aussi à la HALLE ? Pour le coup, je ne rirais plus et je trouverais qu’elle prend bien mal son temps pour courir la prétentaine [3] quand je l’attends depuis trois cent soixante-cinq jours et que je me suis levée ce matin à six heures pour lui ouvrir moi-même la porte.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/25
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « disparue ».
b) « ennuieuses » et « ennuier ».


21 mai [1847], [vendredi] après-midi, 1 h. ½

Ma Juju, ma pauvre Juju, ne vois-tu rien venir ? – Je ne vois que les pavés humides de ma cour qui verdoient et que ma vieille portière qui poudroie [4]. Du reste, pas plus de lettre que sur la main. Cependant, j’avais bien pris mes précautions à l’avance pour ne pas éprouver de retard ou, ce qui serait encore pire, pour ne pas être oubliée tout à fait. Hélas ! Toutes mes précautions ne servent pas beaucoup mon impatience et le besoin de mon cœur, et Dieu sait maintenant quand cette chère petite lettre arrivera. Ce que je sais, c’est qu’à quelque moment qu’elle me vienne, je l’accueillerai avec des cris de joie et de reconnaissance et que je la baiserai avec amour. Le cœur n’a pas de rancune et c’est pour lui que je fais ce proverbe : qui aime bien, pardonne bien.
Je ne sais pas si tu auras Chambre aujourd’hui ? Mais dans le cas où tu en aurais, j’ai le regret d’avance de ne pouvoir pas y aller à cause de ce bête de jour. Je craindrais que la pauvre Mme Tissard, toute souffrante qu’elle est, ne vienne avec son petit garçon, sans parler des autres personnes qui trouveraient peut-être malhonnête de ce que je n’aie pas cru devoir les attendre et compter sur eux. [5]

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/26
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen


21 mai [1847], vendredi soir, 5 h.

Que penser de ce retard, mon bien-aimé, et de ton absence ? Que tu m’aimes malgré cela et qu’il n’y a rien de ta faute. C’est ce que je fais le plus que je peux pour ne pas être injuste dans le cas où, comme je le désire et je l’espère, tu auras été trop occupé pour pouvoir venir et où tu n’auras pas pu faire mettre ta lettre à la poste. Maintenant j’espère que toi ou elle ne tarderez à venir et cela me sera une double joie de vous avoir en même temps tous les deux.
Le petit Pierceau est venu m’apporter un bouquet avec son oncle. Il paraît que sa pauvre tante est très malade. Si je peux, j’irai la voir demain. Mme Triger m’a apporté un pot de fleursa aussi, plus un manche à gigot en plaqué. Cela n’est pas très élégant mais cela m’empêchera de me brûler les doigts et de me les salir, ce qui n’est pas à dédaigner, et puis c’est fait avec bonhommie, ce qui rend la chose aimable quelle qu’elle soitb. Du reste, je n’ai pas vu d’autres personnes et je n’ai rien fait pour les recevoir si par hasard il m’en venait.
Mon Dieu, qu’est-ce que tout cela me fait après tout ? J’ai le cœur plein d’une douloureuse impatience et les yeux remplis de larmes que je retiens avec peine. Si tu tardes encore un peu à venir et si ta lettre s’obstine à ne pas venir non plus de son côté, tu me trouveras dans un véritable chagrin, d’autant plus grand que je t’aime et que j’attendais ta lettre à la première levée de ce matin. Jamais tu ne pourras assez m’aimer pour ce que je t’aime trop.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/27
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « fleur ».
b) « quelqu’elle ».

Notes

[1La Sainte-Julie est célébrée le 21 mai. Voici la lettre que Juliette recevra le lendemain matin : « … Tous les jours, je prie l’ange que j’ai dans le ciel, pour toi l’ange que j’ai sur la terre ; je lui dis d’unir ses prières à celles de ta Claire bien-aimée ; je leur demande à toutes deux que tu sois heureuse, que tu sois calme, souriante, résignée sous la main de Dieu, satisfaite de ta destinée telle qu’elle est, et qui est bonne, vois-tu, puisqu’elle se compose d’amour en cette vie et d’espérance au-delà. Voilà les idées que je les supplie, ces deux anges, de mettre dans ta pensée. Oh ! qu’elles nous protègent et qu’elles nous sourient, nos deux filles… Sois bénie, ma bien-aimée, nos deux anges veillent sur toi. À de certaines heures, il me semble voir sur ton beau visage l’ombre de leurs ailes… » (Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la dir. de Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, volume 7, 1967, p. 856).

[2Réplique de Gilbert, acte I, scène 3, dans Marie Tudor, que Juliette reprend souvent à son compte.

[3Familier : chercher à multiplier les aventures galantes.

[4Réplique de la sœur Anne dans La Barbe bleue (1697) : « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie ». Juliette l’emploie souvent.

[5La lettre s’arrête ici.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne