14 octobre 1842

14 octobre [1842], vendredi après-midi, 2 h. ½

Je peux m’en donner à cœur joie aujourd’hui, et à papier blanc que veux-tu. Aussi fais-je, comme vous le voyez, mon cher cher amour. Il y a bien longtemps^a que je ne m’étais livrée au gribouillage effréné, je rattrape le temps perdu. Je voudrais bien savoir pourquoi vous avez divisé vos pilules^b en deux parties ? Ceci cache quelque affreux projet d’absence. Quel que soit votre art et même votre ARTIFICE pour me les faire avaler, vous échouerez, eussiez-vous la précaution de les dorer sur tranches. Vous m’avez fait encore un joli CONTE ce matin pour sortir à 11h de la maison. Vous n’étiez pas si pressé d’aller chez Bernard ou chez Guyot puisque vous êtes allé passer^c deux heures chez vous auparavant. Je voudrais bien savoir qui vous aviez à voir à cette heure matinale ? Vous ne serez content que lorsque je vous aurai fait une avanie sterling. Elle vous pend au nez. Soyez tranquille, elle vous tombera sur la carcasse au moment où vous vous y attendrez le moins. Vous verrez alors la FEMME ROUGE et ce qu’elle sait faire. Taisez-vous, misérable. Il paraît que vous avez enfin fait l’effort d’enlever ce tas de stupidités déposées dans votre babouche. Mais vous avez encore mieux fait si, comme c’est très probable, vous les avez jetées au coin de la première borne venue. Je vous demanderai, mon amour, pourquoi je deviens de plus en plus bête ? Je m’en aperçois, je le sais, je le sens et je ne peux pas me retenir. Décidément, je suis trop rouge, trop vieille et trop stupide pour un jeune beau et pâle jeune homme comme vous. Et sans parler d’autre chose, je reconnais que vous êtes dans votre droit de m’envoyer à l’ÉCORCHOIR et d’en choisir une autre, de n’importe quoi, plus jeune, plus jolie, moins rouge et plus fringante que moi. Oui oui, je le reconnais. Voime voime, fie-toi à ceci et tu verras quelle ruade je te détacherai sur ton joli museau.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 163-164
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « long temps ».
b) « pillulles ».
c) « passé ».